Une défense du sacré par le rituel

Effets lointains de la définition des rites-de-passage.

Si, en anthropologie, le sacré reste d’emploi assez courant, à le réputer notion confuse ou même désuète, ne risque-t-on pas de la rendre telle par défaut de clarification ? En écho au prochain( et bientôt nouveau) n° du MAUSS, ne peut-on se demander si elle ne conserve pas une appréciable prégnance heuristique dont sociologue ou anthropologue aurait peut-être tort de se priver ? S’imposant à l’être humain (quelles qu’en soient les raisons diverses et profondes), le sacré apparaît menaçant et tyrannique. A quoi l’on oppose le filtre sophistiqué des rituels, lesquels visent, en amont, à rendre ce sacré supportable en apaisant l’échange avec le divin, et en aval, à maintenir le monde terrestre vivable en pacifiant l’échange inter-humain selon les commandements du divin.

Quelles qu’en soient les causes, l’Occident actuel se complaît volontiers en un scepticisme de bon ton voire un cynisme entendu, qui peuvent expliquer la dépréciation - plutôt que l’abandon - de la notion de sacré. Pourtant, pratique pédophile, destruction volontaire de monuments antiques ou simple gifle à un politicien n’en provoquent pas moins d’immédiates et vives protestations, plus ou moins sincères mais obligées, trahissant la persistance de fuligineuses mais réelles valeurs occidentales - les ’idéaux collectifs’ d’Emile Durkheim - que l’on peut bien qualifier sacrées. En anthropologie, le sacré reste d’emploi assez courant et, à le réputer notion confuse ou même désuète, on risque surtout de la rendre telle par défaut de mise au net. Or on peut se demander si elle ne conserve pas une appréciable prégnance euristique dont sociologue ou anthropologue aurait peut-être tort de se priver. La fameuse dichotomie durkheimienne, définissant les choses sacrées comme ’celles que les interdits protègent et isolent’ des choses profanes ’auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à l’écart des premières’ [1], garde l’avantage de ses rigueur dialectique et généralité d’application ; mais « cette classification des choses (…) est très particulière : elle est absolue » [2]. Ce que l’on peut juger d’une extrême rigidité, laquelle a pu contribuer à l’ultérieure péjoration intellectuelle du sacré.

D’ailleurs Durkheim a dû percevoir cet excès d’absolutisme, puisqu’il nuance aussitôt en quelques termes trop peu cités, car presque antinomiques de la définition ci-dessus : ’si le profane ne pouvait aucunement entrer en relations avec le sacré, celui-ci ne servirait à rien. Mais, outre que cette mise en rapport est toujours, par elle-même, une opération délicate (…), elle n’est même pas possible sans que le profane perde ses caractères spécifiques, sans qu’il devienne lui-même sacré en quelque mesure et à quelque degré [3]. On conviendra que ce profane devenant un peu sacré laisse ouvert un champ dialectique, à vrai dire essentiel et décisif, entre les deux notions. Aussi dirions-nous plus volontiers que le sacré n’est pas tant isolé totalement par les interdits que partiellement dissocié du profane par un dédale rituel certes jamais anodin, mais non moins structurel que ces interdits, dédale comparable à tous les dispositifs techniques permettant de maîtriser à fin utilitaire la force d’un fluide ou assimilé (filtre pour osmose ou osmose inverse, barrage hydraulique, éolienne, chicane de pot d’échappement ou de poste-frontière, etc.). Le rôle de l’interdit se ramènerait, non certes à empêcher les échanges, mais à leur imposer ces détours dûment balisés en quoi consiste un culte. Ici la religion surgit par excès, boulimique accapareuse de tout le sacré qu’elle peut atteindre, puisqu’une bonne part du sacré n’en procède nullement : « est conçu comme sacré tout ce qui, pour le groupe et ses membres, qualifie la société. Si les dieux chacun à leur heure sortent du temple et deviennent profanes nous voyons par contre les choses humaines, mais sociales, la patrie, la propriété, le travail, la personne humaine y entrer l’une après l’autre » [4]. Bien que classant ici les données ethnographiques selon une succession diachronique (les valeurs ’humaines’ viennent peu à peu remplacer les dieux : perspective nettement évolutionniste), cette profonde remarque d’Henri Hubert et Marcel Mauss pose une quasi-équivalence du sacré, à la rigueur causal, avec un sociétal, résultant si l’on veut. De même inspiration et à peine postérieur (1909), l’article de Robert Hertz La prééminence de la main droite. Etude sur la polarité religieuse [5] laisse une marche un peu haute entre cette prééminence et cette polarité ; non qu’il n’ait magnifiquement établi que la seconde fonde la première, mais de l’apprentissage manuel infantile à l’initiation de l’adolescent au sacré par exemple, une riche gradation devrait permettre de mieux illustrer le lien entre un tel apprentissage et une telle initiation. Bien construite, cette gradation pourrait montrer que l’acquisition de toute pratique sociétale référant à quelque sacré, cette pratique s’avère toujours sacralisée. En effet, si une socialisation aussi triviale que la latéralité culturelle des mains s’avère, fût-ce partiellement, ’polarisée’ en définitive par quelque substrat sacré, quel usage prétendrait échapper totalement à une telle référence justificative ? Et si le moindre élément culturel relève, aussi peu soit-il, de quelque sacré, le sacral n’en vient-il pas à colorer tout le sociétal même, voire à se fondre en lui ? On peut se demander si une telle coalescence du sacral et du sociétal ne gît pas déjà, implicite, chez Durkheim lorsqu’il donne l’initiation comme ’une longue série de cérémonies qui ont pour objet d’introduire le jeune homme à la vie religieuse : il sort, pour la première fois, du monde purement profane où s’est écoulée sa première enfance pour entrer dans le cercle des choses sacrées’ [6]. La première éducation de l’enfant lui impose donc valeurs et normes sans explication, avant que l’on n’enseigne les ’choses sacrées’ à l’adolescent par soigneuse justification intellectuelle : autrement dit, la sacralisation vient parachever la socialisation. Ainsi la socialisation procéderait toujours d’une sacralisation - au détriment du pur profane constituant, seul, un ’signifiant-zéro’ [7], simple pôle ’vide’ servant de faire-valoir à son antipode sacrée. Celle-ci consisterait donc en l’ensemble des valeurs très variées apodictiquement inculquées à l’enfant sans guère les justifier (’C’est comme ça !’), puis plus tard expliquées ou non, mais définitivement respectées comme vérités axiomatiques : le militaire même gaucher salue de la main droite, même l’incroyant garde une attitude réservée en l’église, la synagogue ou la mosquée, l’attaque même du transgressif (typiquement l’exhibitionniste) ratifie et renforce indirectement la norme attaquée... Soient encore nos usages variés en début de repas : divers chrétiens remercient Dieu avant de manger, bref rite épulaire dont le peu religieux ’bon appétit !’ de la maîtresse ou du maître de maison constitue l’équivalent laïque. Et même l’athée poli ne commencerait pas son assiette sans que ses commensaux ne soient prêts à manger : façon quasi automatique de signifier à soi et autrui que l’on reste entre êtres humains socialisés, non entre animaux guidés par l’estomac. Ce triple exemple n’induit nullement que l’indifférentiste, a fortiori l’athée, pratiquent sans le savoir une forme dégradée d’un rite mineur du chrétien, mais que tous trois respectent et ritualisent chacun une version différente d’un même sacré ’culturant’ [8] et disciplinant la manducation physiologique.

Donc non seulement le sacré, toujours transgressible [9], ne s’isole pas en quelque tour-d’ivoire mais, insistons-y, existent de nombreux sacrés à substrat uniquement éthique, s’abstrayant sans équivoque de toute religion stricto sensu. Car bien que la permanente élaboration de croyances constitue l’un des caractères majeurs de celle-ci, elle n’est pas non plus - loin s’en faut - seule dépositaire d’une telle élaboration. Parmi les diverses idéologies qui, étrangères à toute référence théologique [10], promeuvent des sacrés strictement laïques, celle de la République française fait référence : elle sacralise drapeau, hymne national, statues de Marianne, etc., avec sanction judiciaire de l’outrage à ceux-ci. Car il y a un succédané de divinités sur quoi fonder tous les sacrés laïques imaginables : les héros du passé lointain ou récent - et les morts en général - qui, avec le flou historique requis pour l’idéalisation, se fondent en le corps unique de la nation à quoi les vivants se sentent appartenir. De ce lien fragile entre héros sacralisé défunt et vivants citoyens ’profanes’ en principe fidèles à ce mi-divinisé, la doctrine laïco-républicaine française, par exemple, a usé (d’Hugues Capet, Saint-Louis et Louis XI à Georges Danton et Maximilien Robespierre, Léon Blum, Charles De Gaulle, etc.) et abusé (du Celte Vercingétorix, souverain modeste mais ambitieux vaincu par la puissance romaine, au Franc Charlemagne, anachronique ’empereur des Romains’ de culture plutôt germanique et n’appartenant pas moins à l’histoire d’Allemagne qu’à celle de France- et à tant d’autres, souvent anonymes [11]). Malgré quoi cette sacralité au moyen de la seule pâte humaine fabrique un sacré toujours un peu discutable et souvent discuté, contingent, ne garantissant jamais que croyance et confiance toutes relatives [12]. Dépourvus de tout autorité divine, ces sacrés d’origine explicitement humaine s’avèrent fragiles et réversibles : notre société anomique offre couramment divers exemples de sacrés mal étayés, labiles, variés et mutuellement conflictuels (récent exemple comique : dès longtemps chargés de décourager le nudisme sur les plages, des policiers ont dû verbaliser en sus les burkinis trop couvrants). Et lorsque la morale évolue, le sacré dérive avec elle : cas typique, le statut éthique de l’homosexualité en Occident, fortement réprouvée par la plupart des sociétaires voici encore quelques décennies, aujourd’hui entérinée - du moins par cette majorité, car une sensible minorité s’en indigne - jusqu’à légalisation du mariage entre homosexuels. Cela n’empêche pas la République d’inclure de bons citoyens pourtant peu favorables à celle-ci (monarchistes divers, bonapartistes, anarchistes, régionalistes...). D’où découle aussi qu’un régime laïco-républicain assume, discrètement mais non sans courage, son humaine imperfection.

La grande force des religions consiste bien sûr en l’adossement de leur sacré à une entité placée hors du monde et du temps (au Ciel, dans l’éternité, ailleurs...), leur permettant d’œuvrer selon un double registre : celui métaphysique principalement, fondé sur l’interprétation desdits signes divins (ainsi des grandes théologies chrétiennes et musulmanes, des scolastiques variées, etc.), mais aussi - découlant du premier - sur le registre moral, basé sur l’humaine production des rites répondant aux signes (typiquement le judaïsme, très ritualiste). Ces complétude, généralité, variété du fait religieux justifient aisément son statut de modèle concernant le sacré. A titre au moins provisoire, le sacré des religions peut se caractériser comme un mouvement de la transcendance vers l’humanité, et le religieux, de l’humanité vers la transcendance  ; ce qui pour le fidèle revient à une circularité toujours indécise des deux concepts interdépendants, le religieux ’montant’ à la transcendance pour qu’en retour le sacré ’descende’ sur l’humanité. Ou inversement : par exemple, l’oraison est plutôt côté religieux, l’hostie consacrée - on ne peut mieux dire - plutôt côté sacré. Aussi préférons-nous qualifier ’sacro-religieux’ tous les phénomènes et objets de l’orbe métaphysique et moral. Manifeste en est le sacrifice, cette circularité dialectique ne pouvait échapper à Henri Hubert et Marcel Mauss, qui notaient dès 1899 que ’les deux parties en présence échangent leurs services et chacune y trouve son compte. Car les dieux, eux aussi, ont besoin des profanes [13].

Voilà qui achève de souligner l’importance conceptuelle du rite, dont Mauss a bien senti la proximité - sinon la similitude - avec l’usage ordinaire : ’les usages de la politesse, ceux de la vie morale, ont des formes tout aussi fixes que les rites religieux les plus caractérisés. Et en fait on les a souvent confondus avec ces derniers. Cette confusion n’est d’ailleurs pas sans être fondée dans une certaine mesure. Il est certain, en effet, que le rite se relie au simple usage par une série ininterrompue de phénomènes intermédiaires. Souvent ce qui est usage ici est rite ailleurs ; ce qui a été un rite devient un usage, etc.’ [14]. Toute cohésion sociétale étant assurée, avec ou sans référence religieuse, par une foncière adhésion de facto - fût-elle implicite ou molle - à des valeurs et institutions sacralisées, celles-ci se révèlent toujours objectivées et soutenues par d’innombrables rites se confondant avec les plus variés usages pratiques et symboliques : lessive du lundi, cadeaux d’anniversaire, messe du dimanche ou prière du vendredi, élections politiques rythmées, semaine des ’fêtes’ entre 24 décembre et 1er janvier, Pâques, aïd al-adha et el-fitr, commémorations du 14 Juillet et du 11 Novembre, cérémonies matrimoniales et funéraires... Majeurs ou minuscules, les rites se révèlent aussi omniprésents que divers. Bien que souvent sacro-religieux d’origine - ou du moins, de prétexten-, ils se signalent aussi par une frappante négligence, sinon même par l’oubli de cette origine, et donc par leur aspect profondément routinier : la naissance du Christ correspond trop bien aux Saturnales romaines elles-mêmes enjolivure festive du solstice d’hiver (et la mort-et-résurrection de Jésus, à l’équinoxe de printemps) [15], et voilà beau temps que Noël est devenu fête civile pratiquée par des citoyens d’autres confessions que chrétiennes, par des indifférentistes, des athées, etc. Au fond, bien plus qu’acquis par éducation, les rites sont inculturés par participation, i.e. présentés à l’enfant comme autant d’impératifs catégoriques en acte que chacun pratique en si grand nombre et avec une telle spontanéité qu’ils doivent assurer un rôle anthropologique tout à fait central, plus décisif encore que l’on croit souvent. Au point peut-être de refuser toute solution de continuité entre usage et rite - Mauss y invite -, en même temps que le rite se caractérise toujours par quelque substrat sacré : selon la labile ténuité ou l’évidente solidité de ce substrat, on parlera d’usage (se laver les mains pour passer à table) ou de rite (se laver les pieds pour entrer à la mosquée). Ces derniers exemples tendent à montrer que tout rite ou usage sanctionne le glissement - si faible soit-il - d’un état à un autre. Il n’y aurait pas d’usage ou rite qui ne soit à quelqu’égard ’de passage’ ; ce qui incite à repartir, une fois encore, de la fameuse caractérisation du rite-de-passage par Arnold van Gennep : définition trop fameuse, même, puisque souvent affublée, par divers pédants hors les sciences humaines et sociales, d’extensions de sens fantaisistes [16]. Donc s’impose un rapide recadrage du concept.

En raison de son caractère apparemment difficile, sinon même d’une latente conduite d’échec, van Gennep a laissé un souvenir mitigé [17], notamment, on sent trop combien la durable tension entre lui et les durkheimiens a dû obérer ses talents de théoricien. Du moins son immortalité se suffirait-elle du seul rite-de-passage. On sait que naissance, union sexuelle et mort, typiquement, constituent des passages biologiques dont la société entend s’assurer la primeur ou du moins le contrôle - d’où baptême, mariage et funérailles (en résumé, l’animal naît par mise-bas, l’être humain lorsque la société le baptise, i.e. l’autorise à venir au monde sociétal). Non seulement van Gennep a caractérisé tous ces changements d’états sociétaux comme rites-de-passage, mais il a surtout montré que tous ceux-ci suivraient trois mêmes phases : séparation d’avec le groupe sociétal antérieur (par ex. celui des vivants, par constat de décès), marge (exposition à ses proches du défunt apprêté), agrégation (cérémonie funéraire l’incorporant au monde des morts). Or ce passage en trois temps nous semble révéler le rôle majeur de tout rite : assurer le franchissement aussi modulé que possible entre deux états sociétaux quels soient-ils. Révélation magistralement approfondie et généralisée par la définition du rituel - seul phénomène global à cerner, dont les rites sont simples manifestations particulières- dans le Finale des Mythologiques [18]. S’imposant de rendre compte du rituel ’en lui-même et pour lui-même’, Lévi-Strauss note qu’en ce but ’on s’abstiendra de rechercher ce que disent ces paroles rituelles pour se limiter à la seule question de savoir comment elles disent (…) le rituel fait un constant appel à deux procédés, d’une part le morcellement, d’autre part la répétition’ [19] ; d’où résulte qu’’en morcelant des opérations qu’il détaille à l’infini et qu’il répète sans se lasser, le rituel s’adonne à un rapetassage minutieux, il bouche des interstices, et il nourrit ainsi l’illusion qu’il est possible (…) de refaire du continu à partir du discontinu. Son souci maniaque de repérer par le morcellement, et de multiplier par la répétition, les plus petites unités constitutives du vécu traduit un besoin lancinant de garantie contre toute coupure ou interruption éventuelle qui compromettrait le déroulement de celui-ci’ [20]. A l’occasion de cette définition intrinsèque du rituel, Lévi-Strauss répondit au lancinant reproche britannique de Meyer Fortes, Edmund Leach, puis - spécifiquement concernant le rituel - Max Gluckman et son disciple Victor Turner [21], lesquels jugèrent toujours qu’il négligeait le contenu psycho-affectif imprégnant, entre autres, l’exécution des rites. Montrant l’insuffisance d’une approche périphérique du rituel via les réelles émotions qui toutefois ne font que l’accompagner, Lévi-Strauss prolongeant par là Van Gennep ne nie nullement la dimension affective, majeure aux yeux de ses contradicteurs, mais la juge seconde - périphérique, justement - pour sa définition [22]. On ne voit donc exclusion mutuelle ni même contradiction véritable entre leur point de vue psychologisant et la définition de Lévi-Strauss réputée intellectualiste. D’autant que selon Gluckmann et Turner, la ’mise en scène’ rituelle joue un rôle réparateur du tissu sociétal, idée fort voisine de celle décrivant le rituel comme un ’rapetassage minutieux’, ou les rites comme ’destinés à susciter, à entretenir ou à refaire certains états mentaux de ces groupes’ [23]. D’où une sorte de tronc commun anthropologique définissant le rituel, au fond depuis Durkheim et Van Gennep, comme (re)fabrication de continu sociétal [24]. Remarquons enfin qu’entre individu et société, Robert Merton a pointé le ritualisme comme un type comportemental visant à se soustraire à la frustration, et que la psychopathologie décrit diverses manies ritualistes à vocation apaisante : objectif (tout psychologique, notons-le) qui renforce plus qu’il ne contredit l’hypothèse donnant le rituel comme garant de l’uniformité du ’vécu’ contre toute rupture que lui infligerait ’la pensée’ -mythique notamment- foncièrement discontinue [25].

Mieux que rapetassage le rituel, qui ’bouche des interstices’, peut se décrire comme un collagène sociétal qui colmate. Protéines fibreuses massives, aussi abondantes que variées (on en distingue une trentaine de types), les collagènes contribuent fortement à la structuration du vivant : inextensibles, ils soutiennent les autres tissus et les organes, lient ceux travaillant ensemble ou au contraire isolent ; principal composant (avec l’élastine) du tissu conjonctif, le collagène tient un rôle majeur dans la cicatrisation [26]. Ce dernier caractère parachève la métaphore entre collagène et rituel. Comme celui-là, les rituels, extrêmement divers, se rencontrent partout, à tout niveau du tissu sociétal dont ils forment une sorte de souple armature autoréparatrice [27] : réduisant la violence intrinsèque du sacré - ainsi domestiquée - en fragments dûment balisés par une codification maniaque ; assemblant ou séparant ce qui doit l’être, facilitant par là toutes les pratiques [28] et prévenant, atténuant, encadrant les conflits, tant inter- qu’intra-individuels.

S’imposant à l’être humain (quelles qu’en soient les raisons diverses et profondes), le sacré apparaît menaçant et tyrannique. A quoi l’on oppose le filtre sophistiqué des rituels, lesquels visent, en amont, à rendre ce sacré supportable en apaisant l’échange avec le divin, et en aval, à maintenir le monde terrestre vivable en pacifiant l’échange inter-humain selon les commandements du divin - tous échanges structurellement, classiquement tendus [29]. Insistons : de proche en proche, le sacré imprégnerait tous les rituels, partant toute pratique sociétales. Si rituellement diverses cultures portent la seule main droite à la bouche et la seule main gauche à l’autre extrémité du système digestif, c’est pour manifester respect en parts égales aux commandements divins et à ses commensaux comme à soi-même. Rien de pire pour le socialisé - tout un chacun - que transgresser devant autrui, surtout involontairement, les innombrables rites commandés par l’élémentaire bienséance de sa société.

Ce qui implique une ample définition du rituel, agglomérant le sens le plus large du mot autour de son acception anthropologique et religieuse : soit tout groupe de pratiques à retour cyclique, fortement codifiées, réglant les relations avec le divin et, partant, avec les cosociétaires. Si toute pratique s’avère assez ritualisée pour toujours se fonder, aussi peu soit-elle, sur quelque sacré, et si tout rituel - minuscule ou majeur - sert la divinité en amont et les sociétaires en aval, cela souligne, outre le poids conceptuel du rite, l’étroitesse du lien organique entre rite et sacré qui s’accomplit typiquement dans le sacrifice. L’étymologie même avère que sacrum facere est prérogative humaine, rituel par excellence consistant à faufiler la victime à travers ce Checkpoint Charlie symbolique où l’on échange dûment avec le dieu en posant la dichotomie entre terrestre et divin, laquelle crée l’écart - nullement muraille infranchissable - requis pour relier ces deux termes en offrant à la divinité, en cas de sacrifice (piaculaire) au dieu, une victime terrestre acquérant ainsi nature divine ; ou en donnant à l’humanité, en cas de sacrifice (communiel) du dieu, une victime divine imprégnant de divinité cette humanité [30]. Si le sacré, barrière toute virtuelle, ’protège et isole’ le divin, le rituel sacrificiel constitue l’échelle au long de quoi circulent régulièrement les victimes . Echelle qui réunit dieu et fidèle autant qu’elle les sépare : par le sacrifice qui crée un fossé pour le combler, le dieu est non seulement respecté, mais aussi tenu à distance respectueuse - presque en respect. Et la divinité impure en offre un bon exemple, puisque pour manger avec le diable, il faut une cuiller à long manche : autre métaphore de la trémie par laquelle on communique - au fond, plutôt facilement - avec le divin. Achevons en notant à nouveau que, modélisée par le fait religieux, cette défense du sacré via l’illustration du rituel nous semble s’appliquer aussi aux rites et sacré areligieux - sauf à hypostasier comme divins (ce qu’ils sont en partie) Charlemagne et poilu tué.


ANNEXE 1 : DU SACRÉ À LA TRANSGRESSION (ET RETOUR).

On peut penser que le délai de carence - parfois de dix ans et plus - imposé aux adolescents entre apparition de leur libido génitale et accès effectif aux partenaires sexuels, contribue à l’installation d’une sexualité dûment choisie, stable et soutenue. De même, nous parfumons couramment nos ragoûts d’un peu de laurier sans que nous songions à le mâcher, alors que certain Grec avait le désir obsessif d’une telle mastication des feuilles de l’arbre d’Apollon - excitant privilège, en principe, des seuls Pythie et prêtres l’entoura.. En matière sexuelle, alimentaire et autre, la socialisation du désir suppose interdit ou du moins restriction et patience. Dans les hôpitaux psychiatriques d’Israël traînent toujours quelques messies - de l’araméen meshiah : oint (de Dieu) -, ou plutôt des ’patients’, chacun certains d’être le Messie, logiquement déclarés fous par les institutions israéliennes puisque l’eschatologie du judaïsme consiste en l’attente du Messie, et non à ce qu’il arrive. Jésus en sut quelque chose, qui paya de sa vie d’avoir convaincu tant de monde qui ne l’attendait nullement, mais très peu de juifs censés l’attendre depuis quelques millénaires. Malade mental ou dieu vivant, tout messie qui se présente aux juifs ne saurait donc être qu’un transgresseur [31], i.e. celui outrepassant l’interdit qui ’protège et isole’ les ’choses sacrées’ (Emile Durkheim) - en l’espèce l’éternelle attente même du Messie, transgressée par son surgissement. Où s’esquisse un puissant lien organique du sacré à la transgression, par le biais de l’interdit constituant un opérateur essentiel entre ce sacré qu’il circonscrit, et cette transgression dont il s’avère condition majeure. Pour qu’il y ait péché originel, il faut que le fruit ait été préalablement défendu : ’comme la loi implique l’idée de la transgression qu’elle condamne, le péché préexiste, au moins en puissance, à l’acte qui le réalise’ [32].

Autrement dit, le principe de la transgression est inscrit en le sacré même ; dès lors, on ne peut se surprendre qu’elle ne soit pas rare, ni même qu’elle réussisse assez souvent, surtout dans l’orbe religieux. Qu’est-ce qu’une transgression réussie ? Celle christique en fournit un modèle très pur, affirmant dépasser le sacré judaïque au profit du sacré naissant du christianisme. Telle ces mâles de Marmotte, Lion, etc., tuant les petits pour placer leurs gènes en la femelle plus vite redevenue en chaleur, sur un axe diachronique la transgression réussie rejetterait un sacré antérieur et promouvrait un sacré ultérieur. Librement inspirée du meilleur ouvrage de Laura Lévi-Makarius [33], cette hypothèse de travail suggère de disposer sur une même boucle logique (mais non nécessairement historique) une transgression ’initiale’, puis le sacré qu’elle engendre, puis la transgression qu’il induit, etc. - et rayonnant du centre de la boucle, le rituel atténuant indéfiniment le scandale des passages d’une phase à la suivante. Ajoutons que, de part et d’autre de chaque ’nouveau’ sacré, le péché gît en la transgression et l’expiation en le rituel. L’exemplification s’impose.

Pour souligner le poids de la transgression dans le renouvellement du sacré - ou si l’on préfère, dans la succession des sacrés -, on n’abusera pas du cas presque trop facile des religions révélées. Le christianisme offre un exemple particulièremen clair, renouvelé d’ailleurs par la Réforme, élaborée sur une transgression antiromaine. A moindre égard, il en va semblablement de l’islam, monothéisme d’emblée construit et diffusé les armes à la main par le Prophète contre divers polythéismes. Le judaïsme fournit un modèle encore plus topique, en ce qu’il est bâti et perdure sur une série de transgressions majeures et restant plus ou moins pendantes (Péché originel, Veau d’or...), qui plus est envers Dieu même. On sait qu’Israël, nom donné par l’Ange à Jacob au terme de leur peu décisive bagarre nocturne, signifie quelque chose comme ’fort contre Dieu’ ; tout se passe donc comme si ces transgressions, avec la culpabilité qu’elles entretiennent, formaient la charpente et le moteur de cette religion.

D’où résulte que la transgression, nullement accroc accidentel dans l’étoffe uniforme du sacré, réside au cœur de celui-ci, peut-être au point d’en constituer la trame. Dès lors il apparaît tout à fait justifié de chercher des témoignages ethnographiques d’une telle configuration théorique d’abord dans les cultures hystéroïdes, car les mieux susceptibles de jouer du couple sacré-transgression et par là, d’en exhiber simultanément les deux composants. Hertz puis Mauss l’avaient bien compris, qui examinaient péché, expiation et leurs effets à travers une Polynésie se signalant par ’l’hystérie du Pacifique’ [34]. En cette aire immense et confuse toutefois, la violence psycho-physique de l’expiation est exercée par le transgresseur sur lui-même, qui peine à échapper à une mort de consomption plus ou moins rapide assimilable à un suicide. Beaucoup plus près de nous géographiquement comme culturellement, de Provence et Corse en Balkans, et de Serbie en Sicile, un groupe de sociétés du centre-Nord méditerranéen semble pratiquer une usuelle transgression hystéroïde sur fond de sacré servant de référence à celle-ci. Là comme dans le judaïsme, transgression et sacré marchent de pair, mais à l’inverse du cas polynésien, ici la transgression se résout en assassinats d’autrui, lesquels apparaissent comme une forme institutionnelle d’homicide - une sorte d’amok malais ou de folie meurtrière étasunienne, mais pratiqué(e) en continu, comme au ralenti. Résumons, sans se noyer en les arcanes sociologiques des organisations mafieuses, avec l’exemple très classique de Cosa nostra [35] ; d’autres cas, d’Italie méridionale, corses, ou moins connus, balkaniques, auraient pu être utilisés.

Ces sociétés-faîtières (holdings en anglais) constituent des communautés particulières dans l’ensemble de la société, certes étanches depuis l’extérieur, mais nullement séparées de celle-ci puisqu’elles ont besoin du substrat sociétal ’normal’ sur quoi elles prospèrent en confisquant une bonne part de sa production [36]. A preuve, leur inconfort technique et administratif lorsque trop puissantes, elles en viennent presque à contrôler le sommet de l’Etat (voire de l’Eglise) même. En effet, comme leurs multiples activités déviantes se greffent sur la production économique ordinaire, elles doivent veiller à maintenir en forme la poule aux œufs d’or, et partant, à respecter son tissu sociétal et son idéologie. Sur le seul plan sociologique nous concernant, la transgression ne vise nullement au bouleversement sociétal, dont le sacré, en rien menacé, est bien plutôt protégé. Selon un équilibre subtil et coûteux, une pratique structurellement transgressive cohabite indéfiniment avec les valeurs les plus sacrées de la société où elle opère. Que l’on en juge. Groupement de quelques centaines de clans réputés familiaux (conformément à un modèle si prisé des Italiens) organisé selon une stricte hiérarchie d’allure administrative et militaire aux arrêts inflexibles, la mafia sélectionne ses membres - pour autant que l’on sache - en fonction de critères curieusement traditionalistes Le postulant, toujours un homme, doit être catholique et sicilien par ses père et mère (entre autres statuts interdisant candidature : les divorcés, les homosexuels, les communistes...) ; le candidat est soumis à un rite-de-passage théâtral et sophistiqué (avec versement d’un peu de son sang et petite épreuve du feu) au cours duquel lui est inculqué un code d’honneur composé de ’commandements’ pour la plupart étrangement conformistes (par exemple : respecter les femmes, ne pas fréquenter les bars ni boire, dire la vérité...). Après qu’il a prêté serment de fidélité à Cosa nostra, l’impétrant devient un ’homme-d’honneur’ aussitôt mis à l’épreuve... souvent par l’ordonnance d’un assassinat. Autrement dit, le gars du pays, catholique au comportement sage et convenu, doit abattre froidement un quidam pour une raison que souvent il ignore -e t l’on sait que les mafias ne reculent devant rien, exécutions d’enfants comprises. Ainsi l’homme-d’honneur incarne et synthétise (on n’ose écrire : harmonise) en lui le sacré le plus normatif de la société italienne et la pire transgression de ce sacré. Assomption d’une terrible double-contrainte en un contexte nécessairement très hystéroïde [37], puisque la chronique transgression incite par contraste à l’habituel respect tatillon de ce sacré, lequel sacré se trouve littéralement étayé par la transgression qu’il doit sans cesse couvrir du manteau de Noé [38]. Si une telle coalescence du sacré le plus roide et de la transgression la plus effrayante reste rare, elle illustre magnifiquement le lien dialectique discret mais très robuste entre la seconde et le premier : né d’une transgression, tout sacré sera transgressé. Mais l’exemple sicilien montre que l’inverse n’est pas nécessairement vrai : la transgression d’un sacré peut s’arrêter à mi-chemin pour utiliser ce sacré sans le détruire - pour l’instrumentaliser.

Les grandes révolutions sociales fournissent d’autres exemples ethnographiques d’une instrumentalisation, un peu différente, du sacré par la transgression. Ainsi des Révolutions française et d’Octobre, si documentées : transgressions achevées celles-ci, apparentes éradications de sacrés antérieurs puissamment symbolisées par la mise à mal des souverains de droit divin, puis promotions de sacrés ultérieurs en principe sans rapport aucun avec les sacrés précédents. Et pourtant, qui ne voit l’héritage, sinon même la filiation ? Les bourgeois français de la fin du 18e siècle ne firent qu’entériner de jure un pouvoir économique et social qu’ils possédaient en bonne part de facto avant la Révolution, ce qui leur permit de mettre la main sur les immenses biens fonciers des aristocrates, donc sur la grande ressource agro-pastorale encore décisive alors. Plus tard, leurs descendants du 19e n’auront de cesse d’imiter l’aristocratie d’Ancien Régime, de conquérir ses titres nobiliaires par mariages, etc. Plus tard encore, leur Troisième République entérinera, via Ernest Lavisse et l’éducation nationale ’gratuite, laïque et obligatoire’ pour tous les citoyens, la totalité de l’histoire de France, grand mythe national où les fameux ’quarante rois’ tiennent la plus large place. Dès lors, à quoi aura servi la peu glorieuse exécution de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de tant d’autres, sinon à tremper dans le sang une transgression d’autant plus affirmée-proclamée qu’elle masque efficacement un assez large recyclage, discret mais dûment souhaité, du sacré de l’Ancien Régime ? On peut étendre ces constats et propositions à la Révolution d’Octobre, et de même que l’on peut parler de monarchie républicaine française, on sent la légitimité du titre de tsar prêté à Joseph Staline (qui évoque tant Ivan le Terrible) et à quelques-uns de ses successeurs.

En Sicile (et en Suisse) contemporaine(s) comme en France au 19e et après, ou en Russie au 20e et plus tard, la transgression bien contrôlée - on pourrait la qualifier, à l’instar du Clavier de Johan Sebastian Bach, bien tempérée, i.e. habilement maniée puis longuement exploitée - permet de manipuler les valeurs sacrées selon les besoins des dominants et du moment, supprimant telle valeur, inventant et promouvant telle autre, oubliant provisoirement telle troisièm, etc. Cela peut paraître contradictoire avec le tout-ou-rien de Lévi-Makarius, que pourtant nous croyons seulement nuancer : tout sacré s’éradique ou s’exploite par une transgression de nature et d’intensité variables en fonction des valeurs à détruire ou construire. Mais reste la donnée première : jumeaux inséparables, transgression et sacré n’existent que l’un par et pour l’autre.

ANNEXE 2 : BREF RETOUR SUR LE COUPLE MAGIE-RELIGION.

Donc les dieux ont besoin des profanes [39] : cette profonde observation d’Hubert et Mauss (qui sous leur plume, n’était leur rigueur, passerait facilement pour antireligieuse) se révèle impressionnant exemple anticipé du don selon Mauss, puisque plus haut dans le même paragraphe, ils remarquent à propos du sacrifiant que ’s’il donne, c’est en partie pour recevoir’ [40]. Donc le sacrifice, sinon le rite en général, voire tout le culte, consiste en un échange entre dieu et fidèle : ’voilà pourquoi il a été si souvent conçu sous la forme d’un contrat’ [41]. Propositions si peu antireligieuses qu’elles rejoignent la définition de la Chékhina selon le connaisseur Charles Mopsik [42] : non pas Dieu dans l’absolu, mais présence divine sur la terre humaine - et présence entièrement fonction de la pratique rituelle, sans laquelle Dieu s’effacerait du monde. Comment mieux dire que, guère moins que l’inverse, la divinité dépend de l’humanité ? Ici l’anthropologie, de nature areligieuse, et la métaphysique, judaïque du moins, s’accordent - phénomène rare - pour poser une interdépendance étroite, et même structurelle, entre êtres humains et divinité ; d’où découle comme déjà vu que sacré ’descendant’ des dieux et religieux ’montant’ vers ceux-ci paraissent les deux temps d’un seul mouvement circulaire, chacun des deux condition de l’autre.

Voilà qui implique aussi une certaine emprise du fidèle sur le dieu : fût-elle involontaire ou faible, elle évoque inévitablement la magie. Posant les différences entre religion et magie [43], Durkheim s’interroge [44] : ’faudra-t-il donc dire (…) que la magie est pleine de religion, comme la religion de magie ?’ [45]. Et même s’il conclut négativement, il ajoute plus loin : ’en distinguant ainsi la magie de la religion, nous n’entendons pas établir entre elles une solution de continuité. Les frontières entre les deux domaines sont souvent indécises’ [46]. Soit un exemple volontairement lointain, du Queensland (Australie) autour de 1900, emprunté par Mauss à l’ethnographe Walter E. Roth : ’Chez les Mallanpara, lorsqu’on se couche ou s’endort, ou se lève, on doit prononcer, à voix plus ou moins basse, le nom de l’animal, etc., dont on est l’homonyme ou qui appartient au groupe dont on fait partie, en lui ajoutant le mot ‘wintcha, wintcha’ - où, où (es-tu) ?’ [47]. Ce que Mauss commente ainsi : ’Combien est faible la nuance qui sépare ces invocations des évocations, voire des évocations magiques (...) [L’appel] est d’une concision toute impérative : ‘où, où ?’. C’est un appel qui est une sorte d’ordre, le dieu vient comme le chien se ranger à la voix de son maître’ [48]. Bien qu’il s’agisse de dieux mineurs, ’puissances sacrées conçues comme intermédiaires’ [49] alors qualifiés ’totémiques’ par une époque fort évolutionniste regardant les religions australiennes comme peu développées [50], la lettre et l’esprit de La prière montrent que Mauss donne, dès 1900, magie et religion comme les deux extrêmes d’un seul et même champ conceptuel [51]. Outre les professions de foi peut-être, toute prière - même de gratitude, a fortiori d’intercession- inclut quelque désir magique d’influer sur la divinité. Unification lourde de conséquences puisqu’elle permet à Mauss de commencer à s’extraire de l’évolutionnisme ambiant en discutant, à partir de 1902, les supposés trois ’étages’ (magie, religion, science) de l’évolution mentale humaine avancés par James G. Frazer en son Golden Bough (in l’édition augmentée de 1901), qui pour ce faire devait opposer radicalement magie et religion. Et l’on n’insulte pas la mémoire de Durkheim en avançant que, concernant la partielle homologie - voire la commune racine sacrée - de religion et magie, Mauss et Hubert en l’Esquisse d’une théorie générale de la magie (1902) précèdent, en l’espèce, les développements durkheimiens [52]...

Autre exemple, à dessein très éloigné des religions australiennes. Les exorcistes officiels et ex-voto du catholicisme impliquent la due reconnaissance de la magie, et par conséquent du couple religion-magie, dont les deux termes nous semblent distingués selon leur degré de légitimité. La première très légitime, la seconde jamais vraiment ; dans l’Occident chrétien en tout cas, les hérésies - doctrines religieuses illégitimes - firent souvent figure de magie, celle-ci à son tour chroniquement apparentée à la sorcellerie ou, au minimum, éternellement suspecte de transgression latente. Et l’on peut se demander si cette occidentale péjoration diffuse de la magie n’a pas retenti jusqu’en sa définition anthropologique [53]. Quoi qu’il en soit, on sait qu’en de nombreuses cultures le magicien a littéralement pignon sur rue en raison de son statut ’marqué’ de thérapeute, ou de réparateur, sociétal et les ouailles cauchoises du curé Alexandre [54] ne veulent guère comprendre pourquoi il refuse obstinément tout intervention magicienne. Ne serait-ce pas là une part de son métier d’échangeur avec l’invisible, ne se sentirait-il pas de taille face aux ’forces’ [55] ? Puisque les dieux ont besoin des profanes, ces dieux doivent rendre (selon la leçon de l’ultérieur Essai sur le don) ce que les profanes ont dû donner - et cela, quoi que ces divinités aient reçu : ’simple’ profession de foi religieuse, vigoureux commandement magicien, ou (le plus souvent) harmonieuse composition magico-religieuse diversement dosée.

ANNEXE 3 : LE ’VÉCU’ CONTRE LA PENSÉE.

{{}}Entre ’fluidité du vécu’, qualifié ’continu’, et pensée mythique le scindant ’en grosses unités distinctes entre lesquelles elle institue des écarts’ [56], le contraste a suscité - même chez les disciples de Lévi-Strauss - des interprétations plutôt diverses, mobilisant parfois des notions (d’histoire-fiction par exemple) étrangères au célèbre texte lévistraussien. C’est surtout l’approximation des notions de ’vécu’ voire de ’continu’ qui semblent entraîner ces flottements : la pensée ne fait-elle pas partie du vécu, et bien qu’elle trie, découpe, oppose, lâche, reprenne, ne travaille-t-elle pas elle aussi en continu ?

Et surtout, on a vu avec Mauss que les rites ne se limitent pas, très loin s’en faut, à répondre à l’explicite et seule pensée mythique . A nos yeux, l’essentiel reste, entre ’morcellement’ et ’répétition’, la définition lato sensu du rituel comme colmatant les ruptures sociétales (ou individuelles), définition dont nous avons cherché à montrer qu’elle ferait l’objet d’un relatif consensus. De plus, le rituel ainsi défini agirait comme un fortifiant, tant au niveau collectif qu’individuel, qui refonde et resserre cycliquement le groupe (comme l’individu) par l’inlassable routine périodique de gestes bien connus et convenus référant à croyances communes. Rassemblant régulièrement les sociétaires (ex. : communion à la messe catholique, cérémonies du 14 Juillet, etc.), ce rituel – collectif - évoque le rêve – individuel - qui viserait, selon le neurobiologiste Michel Jouvet, à quotidiennement reprogrammer, au cours de chaque phase de sommeil paradoxal, le soi inné que tendrait à dissiper l’état ordinaire de veille et d’activité [57]. A la différence du rêve biologique toutefois, le rituel sociétal consiste en une action symbolique, volontaire et très consciemment construite : on peut donc le donner comme un rêve façon Jouvet, mais collectif, actif et délibéré pour sans cesse refonder la société en elle-même. Comme le rêve aussi, le rituel n’a jamais qu’un effet provisoire, d’où la nécessité de ses constants retours et son ’côté maniaque et désespéré’ (Lévi-Strauss). Ainsi s’explique le contraste ci-dessus interrogé, entre continuité du ’vécu’ et discontinuité de la pensée : par le rituel, le ’vécu’ - avec ses usuelles incohérences et, plus que tout, le mystère profondément irrationnel des fins dernières - ne fait que se garder d’une pensée spontanément agressive en raison de sa rationalité foncière ne tolérant ni désordre ni même incertitude ; donc le rituel ne représenterait pas tant ’un abâtardissement de la pensée consenti aux servitudes de la vie’ [58], qu’une réaction du ’vécu’ trivial contre la majestueuse rigueur de la pensée -mythique ou autre. {{}}

Ce qui conduirait au delà du vieux reproche d’impassibilité lévistraussienne. Comme déjà remarqué par Smith le rituel, puisque maniaque et désespéré, opère dûment selon divers moyens psycho-affectifs que Lévi-Strauss, loin de les négliger, incorpore à la périphérie de sa définition. Le cœur d’une telle définition ne peut en effet résider qu’en la description précise de son processus intellectuel, à savoir ce sisyphéen ’rapetassage minutieux’ des échancrures et chutes découpées par la pensée dans l’uniforme tissu du ’vécu’. Dès lors, n’y aurait-il pas espoir d’accord général, tant sur le contexte psychologique du rituel, que sur son ressort sociologique le plus intime ?

R. Bucaille,

{{}}Chalmazel-Jeansagnière (Loire), 05/02-04/05/2{{}}

// Article publié le 6 mai 2017 Pour citer cet article : Richard Bucaille , «  Une défense du sacré par le rituel, Effets lointains de la définition des rites-de-passage. », Revue du MAUSS permanente, 6 mai 2017 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Une-defense-du-sacre-par-le-rituel
Notes

[1Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, P.U.F. éd., (1912) juil. 2003, p. 56. Dichotomie dont l’esprit est bien clair, mais la lettre moins limpide. En effet, les interdits ne ’s’appliquent’ pas moins aux ’choses sacrées’ que celles-ci ne ’doivent rester à l’écart’ des ’choses profanes’. Nous avons parfois constaté que des étudiants - maniaques ou obtus - restaient perplexes devant cette formulation trop peu nette.

[2Op. cit., p. 53. Souligné par lui.

[3Op. cit., pp. 55-56. Souligné par nous.

[4In Mauss : Œuvres, Paris, Ed. de Minuit, 1968, t. 1, pp. 16-17 (en un art. de 1906 ; souligné par nous).

[5in Sociologie religieuse et folklore, Paris, P.U.F. éd., (1928) 1970, pp. 85-109. On ne saurait exclure que ce texte et La prière de Mauss, exactement contemporains l’un de l’autre et si proches d’esprit, aient fait suite à de féconds échanges entre le maître et l’élève.

[6Durkheim, op. cit., p. 54.

[7Nous restons ici très proche du sacré de Durkheim-Hubert-Mauss, à quoi l’on a pu reprocher une définition trop compréhensive. Mais nous défendons le maintien voire la consolidation de ce concept en toute son extension, dont l’analyse doit préserver sa vaste et profonde richesse ethnographique. Aussi nous paraît-il très légitime de définir le profane - à l’inverse du sacré - comme ’signifiant-zéro’, comparable au fameux phonème-zéro (l « ’e’ muet » du français) de R. Jakobson et J. Lotz ’opposed to the absence of any phoneme’. On peut aussi comparer ce profane au foyer dans le vide des ellipses planétaires : point virtuel, quoique référence indispensable. Cf. Dominique Casajus, art. ’Sacré’ in Dictionnaire de l’ethnologie (…), Paris, P.U.F. éd., 1991, pp. 641-642. A l’inverse de sa critique du sacré, nous croyons son point de vue trop intensif, presque nominaliste.

[8Nous reprenons cette forme verbale (qui ne doit rien aux néologismes anglo-saxons quasi quotidiens) de notre collègue Olivier Meunier : « le besoin s’en fait souvent sentir pour s’appliquer à des objets (matériels ou non) sur-investis par la culture (…) » (in Thermalisme et architecture thermale en Puy-de-Dôme, Clermont-Ferrand, Conseil Général éd., 2012, p. 14 - en l’espèce, un participe passé ’culturées’ qualifie les vertus supposées de l’eau thermale).

[9On sait l’importance de la transgression - comparable à la mutation génétique - dans l’histoire culturelle, au point que l’on puisse la supposer caractère intrinsèque au sacré. Cf. annexe 1 in fine.

[10Volontairement nous écrivons ’théologique’ et non ’religieuse’, car malgré les beaux efforts épistémologiques de Durkheim (op. cit., pp. 40-49) pour bien séparer les concepts de dieu et de religion, il paraît difficile - ne serait-ce que statistiquement - de poser qu’existent des religions sans divinité(s). Durkheim exploite les exemples classiques des bouddhisme et jaïnisme ’athées’, mais ne néglige pas de rappeler qu’en pratique, Bouddha dès longtemps divinisé fait l’objet d’un véritable culte ; ou alors, il faudrait dûment inclure en l’orbe religieux tout idéologie athée avec rites, et ce serait véritable abus de sens. De ces lignes durkheimiennes célèbres, nous retiendrons bien plutôt qu’’il y a des rites sans dieux, et même il y a des rites d’où dérivent des dieux’ (p. 49 ; souligné par nous).

[11Les nombreux ’poilus’ par ex. Cf. ’Don, potlatch et sacrifice’, in n° 49 de la Revue du M.A.U.S.S semestrielle, 2017.

[12Nous tenons que Durkheim et ses continuateurs, défenseurs convaincus de la République laïque, eurent conscience aiguë et tourmentée de cette faiblesse congénitale de la laïcité, ainsi que de l’anomie qu’elle portait (v. Art laïque et architecture civile dans le Puy-de-Dôme, Clermont-Ferrand, Conseil Général éd., 2005, pp. 9-11 et 36). L’avenir à long terme devait justifier une telle inquiétude.

[13Hubert-Mauss : ’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice’ (1899), in Mauss : Œuvres, Paris, Ed. de Minuit, 1968, t. 1, p. 305 ; souligné par nous. Cf. aussi notre annexe 2, in fine.

[14Mauss : ’La prière’, in Œuvres, Paris, Ed. de Minuit, 1968, t. 1, p. 403 (souligné par nous). On sait qu’en ce texte fameux, Mauss a brillamment analysé ce que sont (et ne sont pas) les rites (pp. 402-409), ces ’ actes traditionnels efficaces qui portent sur des choses dites sacrées’.

[15En raison de ce permanent rhabillage historique des basculements astronomiques fondamentaux (s’appropriant ceux-ci, chaque nouvel habillage oblitère le précédent), Pierre Smith définissait efficacement les rituels festifs correspondants comme ’les effets d’un jeu à double finalité, fondé sur l’inversion de l’apparence’ (souligné par nous ; cf. son excellent art. ’Rite’ in Dictionnaire de l’ethnologie (…), op. cit., pp. 630-633).

[16Comme souvent en nos disciplines, réputées moins rigoureuses que les sciences ’dures’. Outre le rite-de-passage, Thierry Wendling en a donné un excellent exemple avec les heurs et malheurs du fait social total (’Us et abus (…).’, in Revue du M.A.U.S.S., 2/2010 (n° 36), pp. 87-99)

[17Toujours incisif, Claude Lévi-Strauss (in Le totémisme aujourd’hui, Paris, P.U.F. éd., 1962, p. 9) épingle ainsi L’Etat actuel du problème totémique (Paris, E. Leroux éd., 1920) de van Gennep : ’curieux mélange d’information érudite, de partialité, d’incompréhension même, alliées à une audace théorique et à une liberté d’esprit peu communes’. Cinq ans après la mort du grand folkloriste, on voit que le jugement académique à son sujet restait pesamment équivoque. Aujourd’hui, la prescription s’impose.

[18Lévi-Strauss : L’homme nu (t. IV des Mythologiques), Paris, Plon éd., 1971, pp. 596-603.

[19Ibid., p. 601, souligné par lui.

[20Ibid., p. 603, souligné par nous.

[21La liste serait beaucoup plus longue des anthropologues britanniques - et plus largement, anglo-saxons de l’orbe structuro-fonctionnaliste - dont les fortes critiques dissimulent mal une sorte de fascination inavouée pour les propositions de Lévi-Strauss.

[22Dès 1950, à propos de la façon dont Durkheim et Mauss - pas moins- comprenaient le mana, Lévi-Strauss observait que ’ les notions de sentiment, de fatalité, de fortuité et d’arbitraire ne sont pas des notions scientifiques. Elles n’éclairent pas les phénomènes qu’on s’est proposé d’expliquer, elles y participent.’ (’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss’ in Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F. éd., 1968, p. XLV). Aussi, précise Lévi-Strauss, ’ je m’attache à discerner, derrière les manifestations de la vie affective, l’effet indirect d’altérations survenues dans le cours normal des opérations de l’intellect, plutôt que de reconnaître, dans les opérations de l’intellect, des phénomènes seconds par rapport à l’affectivité. Car ce sont ces opérations seules que nous pouvons prétendre expliquer, parce qu’elles participent de la même nature intellectuelle que l’activité qui s’exerce à les comprendre’ (Lhomme nu, op. cit.., p. 596 ; souligné par nous).

[23Durkheim : Les formes élémentaires, Paris, P.U.F. éd., 2003, p. 13 (souligné par nous). Il s’agit bien sûr des groupes sociaux. L’année suivante (en un compte-rendu de lecture de 1913), Durkheim et Mauss définissent la religion même : ’système d’actes qui ont pour objet de faire et de refaire perpétuellement l’âme de la collectivité et des individus’ (in Mauss : Œuvres, op. cit., t. 1, p. 189 ; souligné par nous). Si l’on veut bien comprendre ’actes’ comme rites, ’refaire perpétuellement’ comme restaurer sans fin, ’l’âme de la collectivité’ comme l’idéologie sociétale, on ne trahit probablement pas ces maîtres exprimant, quatre ans après la définition des rites-de-passage et quelques décennies avant Gluckmann, l’idée générale que le rituel répare, neutralise les conflits, etc.

[24Tronc commun dont Turner (par ex. Le phénomène rituel, Paris, P.U.F. éd., (1969) 1990) s’éloigne dangereusement lorsqu’il se concentre sur la seule deuxième phase (marge) du rite-de-passage, lequel serait gravement dénaturé par la sous-estimation des première et troisième, ou même par une hiérarchisation des trois - toutes également indispensables à la progressivité symbolique du passage.

[25Smith (art. cit., p. 631) donne le bon ex. de la prière : ’mimant un écho absent, [elle] est faite pour rendre espoir et permettre que la vie continue’. Sur l’opposition vécu continu/pensée discontinue, cf. notre annexe 3, in fine.

[26Au cours des discussions préparant ces pages, Monique Trevisan-Bucaille nous a suggéré la propolis - peut-être mieux encore que le collagène - comme possible métaphore du rituel - rapprochement justifié aussi par les propriétés chimiques (antiseptique, antifongique...) de celle-ci. Comme cette propolis, le rite est foncièrement un remède, i.e. le réparateur d’une anomalie, d’un dommage.

[27Lévi-Strauss (dans ’La pensée sauvage’ [1962], in Œuvres, Paris, Gallimard éd. [Bib. de La Pléïade], 2008, p. 800) note aussi que le but du sacrifice-rituel princeps- ’est d’obtenir qu’une divinité lointaine comble les vœux humains’ (souligné par lui).

[28La neurophysiologie a montré voici longtemps que si notre habillage du matin n’était pas ritualisé, la journée y suffirait à peine, comme l’illustre bien le contre-exemple de l’enfant trop jeune s’efforçant de s’habiller seul : même lorsqu’il y parvient, il faut ’ajuster’ ses habits pour les rendre à la fois sociétalement présentables et non-gênants à chaque mouvement.

[29D’où l’importance, fréquemment soulignée par Mauss et altri, du contrat sous ses nombreuses formes.

[30Décrivant (op. cit., p. 799) le mécanisme du sacrifice, Lévi-Strauss fut sans doute le premier à induire qu’il n’y a que différence technique entre sacrifices piaculaire et communiel, puisque la ’série d’identifications successives’ qu’ils opèrent ’peuvent se faire dans les deux sens’ : soit du sacrifiant au sacrificateur, de ce dernier à la victime, de celle-ci à la divinité, ’soit dans l’ordre inverse’ (souligné par nous).

[31Nous reprenons ce terme passim chez Robert Hertz : Le péché et l’expiation dans les sociétés primitives (texte de c. 1910-1912), réimpression de l’éd. établie par Marcel Mauss dans la Revue de l’histoire des religions (Annales du Musée Guimet, Paris, E. Leroux éd., 1922), Paris, Jean-Michel Place éd., 1988.

[32Ibid., p. 28 ; à quoi il ajoute : ’ce n’est pas le pécheur qui fait le péché ; mais c’est le péché, c’est-à-dire l’accomplissement de l’acte interdit par la loi, qui fait du pécheur ce qu’il est’. On aperçoit là - outre la formation de l’agrégé de philosophie rompu à la subtile scolastique laïque remontant à Auguste Comte - la profondeur analytique de cette pensée très savante, à nos yeux sensiblement différente de celle maussienne que nous avons récemment qualifiée ’agglomérante’ et typiquement anthropologique.

[33 Le sacré et la violation des interdits, Paris, Payot éd., 1974. Après tant d’autres, nous ne saurions adhérer à l’histoire-fiction proposée par ce travail, tardive construction évolutionniste illustrant à nos yeux l’inadéquation d’un marxisme strict à la compréhension des sociétés lointaines ; dans la même veine, bien que le sacré soit effectivement ’source de pouvoir’, loin s’en faut que l’on puisse le réduire à ce rôle. Pour autant, la thèse liant dialectiquement le sacré à la transgression (contribution sans doute peu volontaire à l’anthropologie religieuse) montre la puissance conceptuelle de cette anthropologue, que son agressivité contre nombre de ses collègues - spécialement contre Lévi-Strauss et le structuralisme alors triomphant - a précipitée en un oubli non moins injustifié que la quérulence des Makarius, Laura comme Raoul.

[34Telle fut du moins la direction initiale de la thèse hertzienne (v. op. cit., pp. 42 sqq.), que jusqu’en 1938, Mauss tenta désespérément de poursuivre et achever (op. cit., pp. 55-59 et Annexe, pp. 60-64). De l’expiation, dans le Pacifique, d’une transgression diffuse aux conséquences ravageuses, Mauss donna une lecture plus personnelle - bien qu’utilisant et citant Hertz entre autres - en une fameuse conférence de 1926 : ’Effet physique de l’idée de mort suggérée par la collectivité (…)’, in Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F. éd., (1950) 1968, pp. 310-330. Aux données strictement polynésiennes, il joignit des données australiennes - non moins significatives que les premières.

[35Giovanni Falcone et Marcelle Padovani : Cosa nostra, l’ultime entretien (1991), Lille, La Contre-Allée éd., rééd. 2012 (ouvrage bien sûr partisan, mais très documenté ; à l’anthropologue, ces organisations ’criminelles’ apparaissent comme des institutions évidemment inéradicables - sinon par l’histoire à long terme).

[36En recoupant des sources variées (dont le gouvernement italien), on peut estimer que la seule mafia sicilienne doit avoir, dans la décennie 2010, un chiffre d’affaires annuel très supérieur à cent milliards d’euros.

[37Voire schizoïde : on se demande comment l’homme-d’honneur se débrouille avec sa conscience - notamment, puisque catholique, dans le confessionnal.

[38On peut noter aussi, clin-d’œil au grand Hertz, que la sacrée main droite ne doit ou ne veut pas savoir ce que fait la maudite main gauche. Dans Une Suisse au-dessus de tout soupçon (Paris, Seuil éd., 1976), Jean Ziegler décrivait le cas peut-être moins dramatique - quoi qu’encore...-, de son pays, d’autant plus obsédé par une propreté de surface que cachant en sous-sol des monceaux d’argent sale. Ici encore, le sacré de l’ordinaire lustration suisse est soutenu par les énormes produits de transgressions massives et continues.

[39Et Durkheim reprend l’idée en 1912 dans Les formes élémentaires (Paris, P.U.F. éd., juil. 2003, p. 53) : ’la dépendance est réciproque. Les dieux, eux aussi, ont besoin de l’homme ; sans les offrandes et les sacrifices, ils mourraient.’.

[40Hubert-Mauss : ’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice’ (1899), in Mauss : Œuvres, Paris, Ed. de Minuit, 1968, t. 1, p. 305.

[41) Ibid..

[42 Les grands textes de la cabale : les rites qui font Dieu, Lagrasse (Aude), Verdier éd., 1993.

[43) Les formes élémentaires op. cit., pp. 58 sqq.

[44En l’espèce, une dizaine d’années après Mauss et Hubert, qu’il cite explicitement sur ce point.

[45Ibid., p. 59.

[46) Ibid., p. 63 n. 1.

[47Mauss : ’La prière’, in Œuvres, Paris, Ed. de Minuit, 1968, t. 1, pp. 439-440. Critique envers les interprétations de Roth, Mauss lui reproche aussi, plusieurs fois et non sans raison, un style ’épouvantable’ (sic) nuisant à la clarté du propos.

[48Ibid., p. 443.

[49Ibid.

[50Rendons à Roth qu’il ’ne croit pas au totémisme’. Par ’groupe(s) dont on fait partie’, il désigne ’les classes matrimoniales’ (ibid., p. 74, n. 1) ; Au delà du perceptible agacement de Mauss, on notera l’étonnante prescience rothienne, concernant le totémisme, des propositions structuralistes d’Alfred R. Radcliffe-Brown et Lévi-Strauss.

[51Dans le compte-rendu d’un ouvrage de Thomas W. Davies notamment, Mauss note dans L’Année sociologique de 1900 : ’De quel droit (…) dire que la cure d’Osée, le bâton de Moïse, la fête des eaux ne sont pas de la magie ?’ (in Œuvres, op. cit., t. 2, p. 380).

[52On sait que sur ce point, Lévi-Strauss est allé beaucoup plus loin : ’En analysant les notions de mana, de wakan, et d’orenda, en édifiant sur leur base une interprétation d’ensemble de la magie et en rejoignant par là ce qu’il considère comme les catégories fondamentales de l’esprit humain, Mauss anticipe de dix ans l’économie et certaines conclusions des Formes élémentaires de la Vie religieuse’ (’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss’ in Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F. éd., 1968, p. XLI). Une telle anticipation atteste surtout la longue et ’intime collaboration de l’oncle et du neveu’ (ibid.) - dont on ne retranchera pas Hubert.

[53Ainsi chez Hubert et Mauss (’Esquisse d’une théorie générale de la magie’ [1902], in ibid., p. 22) : « l’hérésie fait la magie : les Cathares, les Vaudois, etc., ont été traités comme sorciers » (on remarquera le glissement de magie à sorciers) ; puis p. 24 : ’ nous pouvons induire que le magicien a, en tant que tel, une situation socialement définie comme anormale. N’insistons pas davantage sur le caractère négatif du magicien (…)’ ; on notera (souligné par nous) le changement d’adjectifs d’une phrase à l’autre.

[54Bernard Alexandre : Le horsain, Paris, Plon éd., coll. ’Terre humaine’, 1988.

[55Hubert-Mauss, op. cit., p. 22 : ’Ou bien [les prêtres] se livrent eux-mêmes à la magie ; ou bien leur intervention de prêtres est jugée nécessaire à l’accomplissement de cérémonies magiques et on les y fait participer, souvent d’ailleurs à leur insu’.

[56Lévi-Strauss : L’homme nu, op. cit., p. 603.

[57Par ex. ’Le sommeil paradoxal : Est-il le gardien de l’individuation psychologique ?’, in Revue Canadienne de Psychologie, 1991, n° 45 (2), pp. 148-168 (un peu difficile, mais passionnant : https://sommeil.univ-lyon1.fr/jouvet/fr/index.php). On sait que ce puissant esprit, médecin de formation, fut conduit à la neurobiologie par des études... d’ethnologie.

[58Lévi-Strauss, ibid., p. 603.

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