Revue du MAUSS n°45 - L’esprit du jeu. Jouer, donner, s’adonner

L’esprit du jeu. Jouer, donner, s’adonner

Sommaire

Présentation, par Alain Caillé et Philippe Chanial

A. Pré-lude

Quelques notes terriblement « vieux jeu », par Denis Grozdanovitch

À quoi ça sert si on ne peut pas s’amuser ?, par David Graeber (traduit par Arthur Bautzer)

Jeu et sociabilité dans le monde animal
, par Pierre Kropotkine

L’élément ludique de la culture. À propos de Homo ludens de Johan Huizinga, par Jacques Dewitte

B. Game/play : Jouer est-ce jouer ?

Petit pas de côté, par Roberte Hamayon

Un jeu qui réconcilie les règles et la fiction : le jeu de rôles grandeur nature, par Sébastien Kapp

@ Jeux d’écriture : la tragédie de l’ethnographe, par Charles Illouz

League of Legends, le triomphe planétaire d’un jeu vidéo , par Emmanuel Prom

Don, échanges, correspondances avec l’au-delà : les liens entre les vivants et les morts dans le Lotto italien, par Marina D’Agati

C. Splendeurs de l’homo ludens

Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795-1796). Quinzième lettre, par Friedrich von Schiller

@ L’agir du jeu, par Jacinto Lageira

Éléments pour une ludosophie, par Stéphane Domeracki

@ L’évaluation et le mérite au travail : un puérilisme ?, par Dominique Girardot

Les origines ludiques de la notion de monnaie, par Thierry Wendling

Mauss et les princes de Serendip, par Pierre Parlebas

Jouer/donner/s’adonner, par Alain Caillé

Libre revue

Un inédit de Marcel Mauss

Présentation de « Réduction des divers éléments de la magie à la notion de pouvoir et de force » de Marcel Mauss, par Jean-François Bert

Réduction des divers éléments de la magie à la notion de pouvoir et de force, par Marcel Mauss

La science économique : une imposture ?

Préface à L’Imposture économique de Steve Keen, par Gaël Giraud

@ Derrière l’imposture de la « science » économique, il y a l’impasse du capitalisme, Jean-Marie Harribey

@ Le processus d’encastrement et de désencastrement des enchères de bois public, par Gérard Marty

@ Don et pacte social dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, Par Stéphane Corbin

Hommages

Derniers hommages à l’optimisme stratégique d’Ulrich Beck (1944-2015), par Frédéric Vandenberghe

Mort d’un maître-penseur : Roy Bhaskar (1944-2014), par Frédéric Vandenberghe

Adieu, oncle Bernard !, par Serge Latouche

Hommage à Ernesto Laclau (1935-2014). Réinventer l’émancipation démocratique, par Audric Vitiello

Bibliothèque

Présentation

Alain Caillé et Philippe Chanial

Que fait-on quand on joue ? Si l’activité ludique est si mal comprise et si difficile à cerner, c’est parce qu’il ne suffit pas de dire que jouer c’est ce que font ceux qui jouent à tel ou tel jeu déterminé (au tennis, aux échecs, à la loterie, au casino, une pièce de théâtre, etc.). Car on peut très bien pratiquer ces jeux hors de tout esprit ludique. Et, symétriquement, il est parfaitement possible, et même souvent hautement recommandable, d’entretenir un rapport ludique aux activités réputées sérieuses. Il reste donc à caractériser dans toute sa généralité l’esprit du jouer, l’esprit de jeu. On défend ici l’hypothèse que l’esprit de jeu n’est pas autre chose que l’esprit du don déployé dans le registre ludique [1].

Jouer et donner seraient donc proches parents ? Cette formulation peut choquer. À en rester au sens le plus couramment et immédiatement reçu de ces deux termes, rien ne pourrait sembler plus diamétralement opposé que le jeu et le don. D’un côté, on aurait la frivolité, voire la futilité, le superflu, l’amusement gratuit et stérile, l’absence de sérieux. Ou encore, le désir de vaincre et donc d’écraser l’autre, l’apothéose du narcissisme. De l’autre, la charité, l’altruisme, l’ouverture à l’altérité, le sérieux et la gravité du don. Jouer ou donner, il faudrait choisir. Et choisir entre le moins recommandable, le jeu, et le plus recommandable, le don. C’est du moins ainsi que le pensent la plupart des religions, qui dénoncent ou proscrivent le jeu pour mieux louer et prescrire le don. Mais le « paradigme du don », développé par le MAUSS dans le sillage de l’Essai sur le don de Marcel Mauss (1925), incite à penser les choses de manière bien différente. En montrant, notamment, que les significations premières que nous associons spontanément au jeu et au don (futilité et charité, pour faire court) ne font pleinement sens, dans leur opposition, que dans le cadre particulier du découpage opéré par les grandes religions au sein des registres bien plus vastes de ce qu’il est permis d’appeler le « jouer » et le « donner ».

Aussi importante puisse-t-elle être par ailleurs, il ne faut pas oublier, en effet, que l’injonction à la charité et à l’amour du prochain, d’ailleurs bien inégalement répartie entre les diverses religions universelles, ne représente qu’une interprétation et qu’une mise en forme historique particulières de la triple obligation de donner, recevoir et rendre dégagée par Marcel Mauss. Une forme historiquement située du « donner ». Et les jeux eux-mêmes ne constituent que des fragments de l’ensemble plus originel et plus vaste du « jouer [2] ». Or, ainsi replacés dans ce cadre historique et anthropologique plus général, ce qui frappe, à rebours de l’impression première, c’est l’étonnante proximité du jeu et du don. Jeu et don qui doivent sans doute être pensés, l’un comme l’autre, dans leur commune visée de l’adonnement, leur capacité à induire leurs pratiquants à s’y adonner.

Ce qui rend difficile la réflexion sur ce thème, si important pourtant, c’est la rareté des grands textes consacrés au jeu et l’éclatement des discours sur le sujet, qui s’ignorent superbement. Quel rapport entre le jeu, par exemple, chez Bateson ou Winnicott en psychanalyse, chez des philosophes comme Eugen Fink, Kostas Axelos ou Hans-Georg Gadamer, et l’analyse des multiples manières de jouer un rôle social qui a fait les beaux jours de la sociologie et de la psychosociologie américaines, de George Herbert Mead jusqu’à Erving Goffman [3] ? Sans compter les études sociologiques empiriques sur des jeux particuliers, la théorie des jeux en économie, ou la réflexion sur le jeu des acteurs au théâtre ou au cinéma. On voit la variété des usages du mot. Elle ne facilite pas la tâche. Pour ne pas se perdre d’entrée… de jeu, le mieux est de toujours repartir des deux grands textes qui aujourd’hui encore font référence sur le sujet : Homo ludens (1938) de l’historien néerlandais Johan Huizinga, et Les Jeux et les hommes de l’écrivain et anthropologue français Roger Caillois (1958) [4].

Deux points doivent retenir plus particulièrement notre attention dans le beau livre de Johan Huizinga. D’une part, il fait du jeu non pas l’une des dimensions parmi d’autres de l’activité sociale en général et de la culture en particulier, mais la matrice même de la culture. Cette thèse mérite d’autant plus d’être soulignée que, trop forte, trop déconcertante sans doute pour nombre de lecteurs ou de traducteurs, elle est systématiquement déformée ou atténuée, euphémisée jusqu’au contresens. Alors que le sous-titre d’Homo ludens est « L’élément ludique de la culture », Huizinga se plaignait qu’on le traduise trop souvent par « L’élément ludique dans la culture ». Contre cette déformation, il écrivait : « De longue date, la conviction s’est affirmée en moi, de façon croissante, que la civilisation humaine surgit et se déploie dans le jeu, comme jeu. » Et il ajoutait qu’il ne s’était pas agi pour lui « d’étudier la place du jeu parmi les autres phénomènes de culture, mais d’examiner dans quelle mesure la culture elle-même offre un caractère ludique » (cité par Dewitte, op. cit., p. 191). L’autre point important est qu’inscrivant Homo ludens dans le sillage de l’Essai sur le don de Marcel Mauss, centré sur le don agonistique, il retenait du jeu au premier chef la dimension de rivalité agonistique.

C’est ce que lui reprochera Roger Caillois qui, lui, distingue, on le sait, quatre types de jeu, et pose que l’agôn n’est que l’un d’entre eux : les jeux qui reposent sur la compétition (agôn), le simulacre (mimicry), le hasard (alea), et enfin ceux qui visent à procurer une impression de vertige (ilinx) [5]. À de nombreux égards – et on le verra bien dans les textes ici réunis – toutes les discussions sur le jeu portent, explicitement ou implicitement, consciemment ou sans le savoir, sur le point de savoir qui de Huizinga ou de Caillois est dans le vrai. Disons-le tout de suite : incontestablement, les distinctions opérées par Caillois sont éclairantes et permettent de replacer le propos de Huizinga dans un cadre plus vaste. Mais il est malgré tout permis de se demander si Huizinga ne nous fournit pas une voie d’accès privilégiée à la compréhension de l’esprit du jeu. Cet esprit du jeu présent dans les multiples dimensions du jouer et à travers tous les types de jeux. De même que le don agonistique exhumé par Mauss est, comme il le précise lui-même, loin d’être le tout du don, mais en révèle des dimensions qu’on ne verrait pas autrement – son esprit –, de même le jeu ne se réduit nullement à l’agôn mais se comprendrait mal sans lui. Entrons maintenant dans le vif du sujet.

Pré-lude

Et quoi de mieux pour cela que de commencer par les notations de l’écrivain Denis Grozdanovitch, ancien champion de France de tennis (junior), de squash et de courte paume, grand amateur d’échecs, et en toutes choses, pour reprendre ses propres termes, une sorte d’amateur professionnel. Il écrit ainsi : « Sacré champion sportif à l’âge de dix-sept ans, j’avais trouvé un excellent moyen de préserver ma ferveur ludique enfantine, sauf que je devais assez vite m’apercevoir que l’élément ludique, précisément, avait commencé de s’absenter du sport de haut niveau. En effet, ce que, déjà à mon époque, l’on exigeait d’un sportif professionnel, était de devenir une sorte de robot combattant, un gagneur à tout prix ou, pour employer leur terminologie hyperbolique, « un tueur » habité par un esprit de victoire à tout prix. Bref, de se fermer aux valeurs véhiculées par l’esprit du jeu : la gratuité, l’aléatoire, la camaraderie, la jubilation du beau geste et le fair-play, autrement dit le plaisir sous toutes ses formes. » En quelques lignes, on devine les affinités entre esprit du jeu et esprit du don.

La jubilation du beau geste, le fair-play, tout cela pourrait paraître d’invention récente et désormais bien désuet. Un pâle fantôme d’une éthique aristocratique (anglaise notamment) à jamais révolue. On se convaincra sans doute du contraire en lisant ce que nous dit l’anthropologue David Graeber du jeu chez les animaux. Quoi ! Les animaux joueraient ? Comment le savoir ? Comment en être sûr ? « L’existence du jeu dans le monde animal, note David Graeber, est considérée comme une sorte de scandale intellectuel. Il est très peu étudié, et ceux qui l’abordent sont plutôt considérés comme des excentriques. Comme pour beaucoup de notions spéculatives, vaguement inquiétantes, on doit introduire des critères difficiles à satisfaire pour prouver que le jeu animal existe, et même quand son existence est reconnue, la recherche cannibalise le plus souvent ses propres découvertes en essayant de démontrer que le jeu doit avoir, à long terme, un but pour la survie ou la reproduction. » Et il ajoute : « Malgré tout cela, ceux qui étudient la question sont invariablement forcés de conclure que le jeu existe chez les animaux. Et pas seulement chez des créatures notoirement frivoles comme les singes, dauphins ou chiots, mais aussi chez des espèces improbables comme les grenouilles, vairons, salamandres, crabes violonistes, et même, aussi surprenant que cela puisse paraître, chez les fourmis – qui non seulement prennent part à des activités frivoles individuellement, mais organisent des simulacres de guerre, apparemment juste pour s’amuser. »

Mais au fond, David Graeber ne fait là que suivre son maître en anarchisme Pierre Kropotkine qui écrivait déjà, dans L’Entraide, dont nous reproduisons ici quelques pages : « Nous savons à présent que tous les animaux, depuis les fourmis jusqu’aux oiseaux et aux mammifères les plus élevés, aiment jouer, lutter, courir l’un après l’autre, essayer de s’attraper l’un l’autre, se taquiner, etc. Et tandis que beaucoup de jeux sont pour ainsi dire une école où les jeunes apprennent la manière de se conduire dans la vie, d’autres, outre leurs buts utilitaires, sont, comme les danses et les chants, de simples manifestations d’un excès de forces. C’est la “joie de vivre”, le désir de communiquer d’une façon quelconque avec d’autres individus de la même espèce ou même d’une autre espèce ; ce sont des manifestations de la sociabilité, au sens propre du mot, trait distinctif de tout le règne animal. »

Plus encore, suggère Graeber, certains physiciens ne nous invitent-ils pas aujourd’hui à poser le principe du jeu – le principe de la liberté ludique comme « la véritable base de la réalité physique » ? Certes, la nature n’est pas seulement jeu ou jouée, mais le « fameux électron libre » ne vient-il pas manifester et symboliser combien on ne saurait réduire toute action ou tout mouvement à un calcul rationnel et utilitaire, combien la liberté – la liberté comme fin en soi – n’est pas le privilège de la seule conscience humaine ? Dès lors, selon cette audacieuse hypothèse, le jeu n’apparaît plus comme une anomalie étrange dans un monde nécessairement soumis à la nécessité, mais comme un point de départ, « un principe déjà présent non seulement chez toutes les créatures vivantes, mais aussi à tous les niveaux où l’on trouve ce que les physicistes, chimistes et biologistes appellent des “systèmes auto-organisateurs” » ?

Jacques Dewitte, dans sa magnifique étude consacrée à Huizinga, rappelle lui aussi cette antériorité du jeu, déjà pointée par l’historien néerlandais en référence aux jeux dans le monde animal. Si les animaux jouent déjà – « les animaux n’ont pas attendu l’homme pour qu’il leur apprît à jouer », souligne Huizinga –, c’est donc que la culture humaine suppose l’existence d’un champ premier, irréductible à la simple fonctionnalité et à l’utilité, et auquel participent tout à la fois les animaux et les hommes. L’hypothèse d’un « champ ludique » qui, historiquement ou phénoménologiquement, précède la culture et dont elle procède, conduit alors à reconnaître au jeu une dimension transcendante – ou transcendantale – qui englobe et enveloppe toutes les activités humaines et fait signe vers une liberté qui dépasse l’homme et à laquelle il participe, en la modalisant sous une pluralité de jeux et de forme du « jouer ». À l’instar du don, ce « phénomène social total » selon Mauss, le jeu manifeste ainsi, par son archaïsme même, les conditions anthropologiques sans lesquelles la vie sociale serait impossible. Pour autant, s’interroge l’auteur, le jeu n’est-il pas voué à ne devenir qu’une simple survivance dans nos sociétés contemporaines tant celles-ci semblent devenir comme étrangères à cette alliance de la règle et de la liberté, constitutive de l’esprit du jeu (comme de l’esprit du don) ?

Game/play : Jouer est-ce jouer ?

Selon Denis Grozdanovitch, on l’a vu, « le jeu s’est absenté du sport de haut niveau ». Les joueurs de football ou de tennis professionnels ne joueraient-ils donc pas ? Peut-être pas toujours, en effet. Voilà qui incite à se demander si l’on joue toujours quand on joue, et ce que jouer veut dire. L’esprit du jeu est-il toujours là, même dans les jeux ? Pour comprendre le statut de cette question et se donner une chance d’y répondre il faut, comme nous le rappelle Roberte Hamayon, bien voir que « le français n’a qu’un mot là où l’anglais en a deux, play et game » et prendre au sérieux cette dualité. Ne confondons donc pas le jeu en général, ou plutôt le « jouer » avec les affrontements rituels réglés qui supposent qu’il y ait un gagnant et un perdant. Roberte Hamayon déplore que ce soit la perspective agonistique qui domine dans les travaux traitant du jeu. Sauf chez Roger Caillois à qui elle reconnaît le grand mérite « contrairement à ses prédécesseurs, (de ne pas faire) reposer l’acte de jouer sur des règles – ce qui excluait de la sphère du jeu la petite fille qui joue à la poupée ». L’autre mérite de Caillois, selon elle, est de montrer que les quatre principes du jeu qu’il a distingués « forment couple deux à deux : d’une part agôn et alea, qui s’appuient sur des règles, d’autre part mimicry et ilinx, qui supposent une libre improvisation ». À partir de cette distinction, Caillois développe l’idée que, dans l’histoire, le couple agôn-alea prend le pas sur le couple mimicry-ilinx. Mais pourquoi ? Pourquoi ce triomphe général du game sur le play ? Cette « gamification » générale de la société contemporaine ? Une réponse possible s’ouvre avec la réflexion sur la montée en puissance des jeux virtuels. Tous les jeux créent une réalité virtuelle. Les jeux virtuels créent en quelque sorte une virtualité redoublée, une virtualité au carré. Or, derrière la notion de virtualité, on retrouve à la racine le mot vir, qui donne à la fois les notions de virilité et de vertu. Doit-on voir, dans le triomphe du game sur le play, celui du virilisme sur le féminin ? Ce qui est sûr, en tout cas, conclut Roberte Hamayon, c’est qu’on ne peut pas détacher le game du play (de la représentation, de la mise en scène) qui l’encadre.

Quoique beaucoup plus critique de Caillois que Roberte Hamayon, Sébastien Kapp débouche sur une conclusion en définitive assez voisine à partir d’une étude ethnographique des jeux de rôle grandeur nature (GN). Il reproche à Roger Caillois, outre son évolutionnisme, de bâtir une vision au final très dépréciative du jeu à partir de dichotomies intenables. Les deux types de jeu, que Caillois appelle respectivement paidia (jeux fantaisistes et fictionnels) et ludus (jeux réglés), seraient par nature incompatibles : « Les jeux ne sont pas réglés et fictifs, écrit Caillois, ils sont plutôt ou réglés ou fictifs » (p. 41). « En cela, nous dit Sébastien Kapp, il reprend un couple d’opposition classique : en anglais, game (jeux réglés et sports) et play (jeux théâtraux et improvisés) ; ou en latin chez Benveniste [6], ludus (l’entraînement) et jocus (la blague). Or, montre Sébastien Kapp, dans les jeux de rôle grandeur nature « il n’y a pas de game sans play ». Et réciproquement, serait-on tenté de dire. En conclusion, le GN « remet en cause certains éléments théoriques sur le ludique. Il réconcilie en premier lieu règle et fiction, game et play, ludus et jocus. Loin d’être improductif, il crée des normes (règles du jeu), des éléments de culture immatérielle (histoires, récits de vie, descriptions imaginaires) mais aussi matérielle (masques, costumes, accessoires). Il ne tend pas à séparer des communautés réunies entre gagnants et perdants. Mais surtout, il ne s’oppose aucunement au rite. Bien au contraire, de nouvelles pistes de recherche (m’) amènent à penser que les jeux fictionnels participent d’un phénomène de réenchantement du monde, en cela qu’ils proposent d’établir de nouveaux liens avec le merveilleux, voire le mystique, dans une configuration où la fiction se serait substituée à la croyance religieuse ».

On trouvera une bonne confirmation du bien-fondé de cette analyse dans l’éclairante présentation que donne Emmanuel Prom du jeu vidéo en ligne le plus joué au monde (avec 70 millions d’utilisateurs), League of Legends, dont le grand pouvoir d’attraction vient justement du fait, montre-t-il, qu’il est à la fois un jeu de stratégie (game) et un jeu de rôle (play) avec des dimensions quasi mythologiques.

Concluons cette première discussion en posant que ce qui rend les jeux de compétition (games) attirants, c’est la part de play qu’ils comportent. Qu’est-ce qu’un match de légende sinon celui dans lequel les joueurs sont devenus les acteurs d’une sorte de drame, de la lutte incertaine contre des forces supérieures, de la victoire des beaux et bons sur les méchants, ou le contraire, de l’intervention du hasard qui fait que tout s’est joué sur un fil, à un centimètre près, etc. Car ce n’est pas seulement le play, la mimicry, qu’il faut réinsérer dans le game, mais tout autant la chance, l’aléa, tout ce qui fait la glorieuse incertitude du sport. Avec qui sont les dieux ?, se demande-t-on toujours dans les parties ou les matches serrés. Comment avoir de la chance, comment séduire la déesse Fortuna ? Eh bien, en entrant avec les morts ou avec les entités invisibles dans une relation de demander, recevoir et rendre, montre admirablement Marina D’Agatti dans sa belle étude des joueurs de loto italiens. Où l’on retrouve la proximité du jeu et du don.

@ Mais, arrivés à ce stade et après avoir réintégré play et mimicry dans le game et l’agôn, il convient de repartir dans l’autre sens et de redonner toute sa place à Huizinga et à l’agôn qui intervient dans le play. Charles Illouz rappelle cette analyse de Huizinga : « Dès le début, tragédie et comédie se trouvent toutes deux dans la sphère de la compétition, qui […] doit être intitulée jeu en toutes circonstances. […] Le public dans sa totalité comprend toutes les allusions, réagit à toutes les finesses de qualité et de style, participe à la tension du concours, comme les spectateurs d’un match de football. » De même que, disions-nous à l’instant, les joueurs sont toujours les acteurs d’un drame (ou d’une comédie), les acteurs doivent être vus comme des joueurs qui se mesurent les uns aux autres. Et cela est également vrai, bien entendu, de toute la sphère de la production théorique et intellectuelle dans laquelle chacun se mesure à ses concurrents [7]. Charles Illouz en apporte ici la démonstration à propos de la littérature ethnologique.

Splendeurs de l’Homo ludens

Ce qui précède conduit, croyons-nous, à porter sur le jeu un tout autre regard que celui qui lui est habituellement réservé et qui ne veut voir en lui que frivolité, absence de sérieux ou redoublement superfétatoire de la réalité [8]. Parce que, comme le don, il excède et se subordonne les dimensions utilitaires et fonctionnelles de l’existence, loin d’apparaître comme un simple passe-temps sans enjeu, jouer peut représenter au contraire ce qu’il y a de plus enviable dans une vie humaine. C’est ce qu’avait parfaitement formulé Friedrich Schiller (dont nous reproduisons ici quelques pages) quand il écrivait : « Car, pour trancher enfin d’un seul coup, l’homme ne joue que là où dans la pleine acception de ce mot, il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue. » Cette position n’est pas courante dans le champ de la philosophie où ce qui domine, nous rappelle Stéphane Domeracki, comme dans les religions, c’est bien plutôt la condamnation du jeu et de sa stérilité. Il est pourtant permis de se demander, et notamment à la suite des réflexions de Belhaj Belkacem, si l’esprit du jeu – l’esprit de jeu plutôt – n’est pas seul à même de nous aider à surmonter l’hubris, la quête d’illimitation qui domine le monde contemporain en instaurant une forme de démocratie par le jeu. Seul le jeu, en effet « abolit les classes sociales et les frontières. Une fois la partie lancée, il n’y a plus ni riche ni pauvre ; le gagnant ne le demeurera pas éternellement, sa gloire réelle pourra être reconnue mais aussi remise en cause. Il y aura de nouvelles donnes, de la redistribution : on peut se “refaire” ».

Mais, là encore, il convient de se demander de quel type de jeu et d’esprit du jeu l’on parle. À certains égards, aucune culture ne semble aussi ludique que la nôtre. Jeux et sports sont partout, et notamment sous la forme d’un agôn exacerbé qui devient la forme sociale et managériale dominante. C’est à qui aura la plus belle voix, sera le meilleur pâtissier, le meilleur cuisinier, le meilleur survivant en conditions précaires, la meilleure séductrice, etc. Ou, reporting et benchmarking aidant, le salarié le plus compétitif, l’équipe la plus efficace, le laboratoire de recherche le plus excellent, etc. Tout cela pourrait sembler ludique si l’on ne se retrouvait pas en réalité à l’exact opposé de toute forme de jeu. L’esprit de sérieux évince le sérieux du jeu, puisque l’évaluation permanente, en prétendant mesurer avec précision la performance ou l’efficacité de chacun de nos actes, ne laisse plus subsister aucune marge de jeu. Comme le montre Dominique Girardot, « l’exigence actuelle d’évaluer aux fins de mesurer exactement le mérite peut en effet être vue comme l’emblème d’une culture asphyxiée par son rapport dégradé au jeu, lequel s’affirme dès lors essentiellement dans le registre de la “triche” et du “faux-semblant” ». Ou encore, « s’inspirant d’Homo ludens, on peut considérer qu’il s’agit là d’une des manifestations actuelles les plus visibles de ce “puérilisme” dont Huizinga fait la marque de la culture contemporaine ».

@ C’est que, rappelle Jacinto Lageira, « la théorie des jeux économique – d’ailleurs bien implantée durant la période structuraliste – s’est répandue sous nombre d’autres formes dans le monde contemporain, y compris dans les jeux de rôles, de simulations, d’avatars, de sorte que l’on confond constamment l’agôn sportif ou philosophique avec le polemos, au sens premier et fort de guerre, à commencer par “la guerre économique de tous contre tous” ».

Alors que dans le jeu, écrit Pierre Parlebas, dans sa belle analyse des rapports entre jeu et don tels que dégagés par Marcel Mauss et Johann Huizinga, « le jeu antagoniste de surface s’appuie en profondeur sur un “infrajeu” de solidarité. Le match sportif est un combat corporel farouche, mais un combat qui repose sur une alliance contractuelle, sur une adhésion commune sous-jacente. Quand les boxeurs, les rugbymen ou les hockeyeurs se frappent avec violence, c’est au nom d’un pacte scellant une rencontre pacifique. Le bellicisme corporel s’épanouit sur un infrajeu coopératif ! Don et contre-don s’entremêlent. Pour utiliser le langage de la Théorie des jeux, la confrontation sportive est un jeu à somme nulle qui repose sur un jeu à somme non nulle ». Et il ajoute : « Recherchée par l’intervention éducative, la solidarité n’est pas un vain mot dans les pratiques de rivalité et de complicité des jeux sportifs, dans ces pratiques belliqueuses et doucereuses où l’estime de soi peut se conjuguer avec bonheur à l’estime d’autrui. »

Si l’on veut se convaincre, une fois encore, de la très générale inclination de l’humanité à jouer, on lira le bien stimulant article de Thierry Wendling. Il note que Mauss est très loin d’avoir tiré toutes les implications des analogies qu’il observait entre jeu, don (agonistique) et potlatch. N’écrivait-il pas : « Le potlatch est […] un jeu » ? Ou encore, et dans l’autre sens : « Le jeu est une forme du potlatch et du système des dons. » Et n’observait-il pas, à propos des Haïda, des Tlingit ou des Tsimshian : Ce sont « des joueurs invétérés et perpétuels » ? Prenant ces suggestions et bien d’autres observations ethnologiques au sérieux, Thierry Wendling propose de tester une hypothèse qui ne manquera pas d’intriguer et d’intéresser tout à la fois. Huizinga, on l’a vu, recherchait l’origine de la culture dans l’« élément ludique ». C’est dans ce même élément ludique que Thierry Wendling propose de rechercher l’origine de la monnaie. Celle-ci servirait à préciser, dans les jeux à enjeu, de combien les vainqueurs sont gagnants. Il est peu vraisemblable que cette hypothèse enthousiasme les économistes. Mais le matériau réuni par Thierry Wendling donne envie d’y regarder de plus près. Ne serait-ce, pour commencer, que pour s’amuser.

Brève conclusion

Est-il possible, après ce parcours à travers les différents types de jeu, les diverses manières de jouer et les différentes façons de penser le jeu d’identifier un esprit du jeu ? Ce n’est nullement évident tant les registres diffèrent entre play et game, agôn et mimicry, illinx et aléa, etc. Et il n’est nullement garanti ni acquis d’avance que tous les joueurs qui pratiquent un jeu le fassent en jouant véritablement, i. e. en conformité à l’esprit du jeu. Toutes les équipes ne sont pas « joueuses », même s’il est vrai que, dans le rapport du faible au fort, l’antijeu, la tentative de tuer le jeu puisse être considérée comme une manière de jouer légitime. Ou encore, on peut très bien lancer les dés, pousser les pièces, abattre les cartes, renvoyer la balle en étant complètement absent, mécaniquement. Ou, au contraire, en voulant tellement gagner que tout plaisir est absent. Est-ce encore du jeu ? Tout bien pesé, la meilleure manière de caractériser l’esprit du jeu est sans doute de mettre en lumière sa proximité avec l’esprit du don et de la donation. On dira alors que ne jouent véritablement que les joueurs qui mettent en œuvre dans leur manière de jouer un ethos du don et de la donation.

Alain Caillé, en guise de conclusion, esquisse une comparaison systématique entre jeu et don en s’inspirant notamment des analyses de Roberte Hamayon dans Jouer. Trois proximités fortes entre jeu et don doivent en effet être dégagées :

1) Jeu comme don ne prennent valeur et sens que de leur écart à la réalité matérielle, utilitariste et fonctionnelle [9]. Ils se déploient dans un registre symbolique (ou virtuel, si l’on préfère) dans lequel l’intention l’importe sur l’utilité du don matériel (« c’est l’intention qui compte »), et le « comme si » du jeu sur ce qui est représenté.

2) Jeu comme don instaurent avec l’autre une relation de réversibilité et créent une alliance ou une communauté par la mise en évidence d’une altérité et d’une distance. Ils instaurent l’amitié à travers la rivalité. Le gagnant pourrait être le perdant et réciproquement. Le donataire pourrait être le donateur, et réciproquement.

Enfin, 3) le jeu comme le don mettent en scène au plus haut point une marge de liberté (dans le cadre des contraintes imposées par les règles) parce que le résultat en est indéterminé et inconnu. L’un comme l’autre sont de l’ordre du risque et du pari. Le bon donateur est celui qui sait prendre le risque d’un don qui ne sera pas rendu. Le bon joueur celui qui accepte le risque de perdre. De même que dans le don il faut savoir bien donner, recevoir et rendre, de même dans le jeu faut-il au minimum savoir être bon gagnant comme bon perdant. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’être généreux. Généreux dans l’effort comme dans le don. Et dans un cas comme dans l’autre, pour reprendre la conclusion de l’Essai sur le don, il faut apprendre à sortir de soi [10].

Mais, comme le note Alain Caillé au terme de sa comparaison du don et du jeu, on n’est susceptible d’être « pris » par le don ou par le jeu, de s’y adonner, que parce qu’il y a un au-delà du don et du jeu qui est de l’ordre de ce que la tradition phénoménologique allemande appelle la donation, la Gegebenheit, le fait que tout un ensemble de choses parmi les plus précieuses (à commencer par la vie même, par la nature, l’air, etc.) nous sont comme données. Elles sont là, mais données par personne et à personne en particulier, au-delà donc de la relation de don et de jeu qui noue une alliance entre personne. Ce domaine de la donation est celui de la liberté pure, de la grâce, du gracieux, de la chance même, de ce qui se fait tout seul et sans effort. Celui dans lequel se déploie de la manière la plus évidente et condensée toute la puissance de l’inventivité et de la créativité. Jeu et art se rejoignent alors. Tout joueur devient à sa manière un artiste, ou espère le devenir. C’est aussi pour participer de ce domaine de la donation et de la grâce, même fugacement, pour l’entr’apercevoir que l’on se donne et que l’on joue. Que l’on s’adonne. Adonnement au jeu et au don, appât du don et appât du jeu se rejoignent. Jusqu’à la folie parfois. C’est que jouer comme donner sont des phénomènes psychiques totaux qui, mobilisant à la fois le corps et l’esprit (dans des proportions évidemment variables selon les jeux), sont susceptibles de déclencher les émotions les plus fortes. Et le plaisir pur, proportionnel au degré de complexité et de liberté que rendent possibles les règles du jeu, naît de cette synergie et de cette adéquation enfin trouvée quand tout va de soi. Comme chez ce joueur de pétanque, tireur d’exception, disant simplement : « Ce que mon œil voit, mon bras le fait. »

Tout ceci permet de mieux comprendre l’affirmation de Schiller selon laquelle l’homme n’est pleinement homme que là où il joue. Qu’on pourrait formuler différemment en disant : seul le joueur jouit. Mais à la condition qu’il sache effectivement jouer, maîtriser son jeu, gagner et perdre, gagner ou perdre, ce qui est aussi difficile que de savoir aussi bien donner, que recevoir ou rendre.

Libre revue

La partie « Libre revue » de ce numéro est particulièrement importante. Au double sens du terme. Elle occupe plus de place que d’habitude. Mais elle présente aussi des textes d’une grande importance.

Tout d’abord, un long et fort texte inédit de Marcel Mauss, exhumé et excellemment présenté par Jean-François Bert. Son titre, « Réduction des divers éléments de la magie à la notion de pouvoir et de force », est quelque peu trompeur. Il s’agit en réalité d’un document préparatoire à la célèbre Esquisse d’une théorie générale de la magie, publiée par Mauss avec son ami Henri Hubert dans L’Année sociologique en 1904, et qui reste aujourd’hui encore une référence obligée dans toute discussion sur la magie. Ce texte semble avoir été rédigé par Mauss en 1902-1903 durant un voyage autour du monde d’Henri Hubert. Il comporte en réalité trois parties : la première intitulée « Réduction des divers éléments de la magie à la notion de pouvoir et de force », la deuxième « La notion de pouvoir magique », et la troisième « Explication sociologique de la magie ». Il faudrait compléter le travail de comparaison entrepris par Jean-François Bert entre cette esquisse de l’esquisse et la version finale à deux mains. Mais le lecteur ne pourra qu’être frappé par la densité et la nervosité de ce texte de Mauss seul. Tout, ou presque, est dit, en quelques pages, de manière particulièrement frappante.

@ En écho au Mauss de l’Essai sur le don, Stéphane Corbin, de son côté, nous livre une belle étude sur la place du don, si controversée, chez Rousseau.

La deuxième partie de ce dossier est consacrée au livre de Steve Keen, L’Imposture économique [11], dont l’importance ne fait guère de doute. Et plus particulièrement sans doute pour le MAUSS qui est né, on le sait, d’un double doute. Un doute, tout d’abord, sur le bien-fondé de l’extension à l’ensemble des sciences sociales (philosophie politique comprise) de l’axiomatique de l’intérêt et du « modèle économique ». Ou, si l’on préfère, de la Théorie des choix rationnels. Mais un doute, tout autant et parallèlement, sur la revendication de scientificité de la science économique, qui nous est toujours apparue des plus problématiques [12]. Mais aussi critique que nous ayons pu être, nous n’avons jamais montré l’inconsistance que de certains fragments ou aspects de la science économique standard. Comme l’écrit le préfacier français de ce livre, Gaël Giraud, « personne n’avait tenté, à ce jour, l’effort d’articuler l’ensemble des critiques qui se peuvent formuler à l’égard du corpus néoclassique. Non seulement les critiques externes (le bon sens, comme toutes les expérimentations en laboratoire, indique que l’être humain ne ressemble aucunement à l’Homo œconomicus de la théorie), mais aussi, et surtout, les critiques internes : l’incohérence de la “loi de la demande”, les faiblesses du concept de concurrence parfaite, la querelle de Cambridge autour du capital, la contradiction inhérente à la prétendue “critique de Lucas”, le caractère profondément antikeynésien de l’économie « néokeynésienne », etc. Que reste-t-il au terme de ce parcours ? Des ruines fumantes ». Curieuse science que cette « science » qui « refuse d’admettre ses erreurs – sinon sur un mode strictement rhétorique ». Du coup, poursuit Gaël Giraud, « elle se révèle incapable d’apprendre de ses échecs. Et, de fait, alors que toutes les sciences ont été profondément réélaborées au cours du xxe siècle (que l’on songe à la théorie ensembliste des mathématiques, à la mécanique quantique et relativiste, à la génétique, etc.), l’économie contemporaine, elle, n’est rien d’autre qu’un raffinement plus ou moins sophistiqué d’un paradigme issu de la “psychologie rationnelle”, élaboré au tournant des années 1870 ». Or les enjeux d’une telle cécité réflexive de la science économique sont énormes puisque c’est elle qui légitime toutes les politiques économiques menées dans le monde. Et, passé un petit moment de trouble dans lequel on s’est vaguement souvenu de Marx et de Keynes, la crise des subprimes n’y a rien changé. Puisque, selon cette théorie cette crise n’aurait pas dû survenir, c’est comme si elle n’avait pas eu lieu et comme si ses effets et les risques d’une réplique ultra-violents n’existaient tout simplement pas. Or la force de l’institution académique est si grande que la majorité de la profession « ignore même qu’il y a un problème dans la théorie. Rien, dans la profession, conclut Gaël Giraud, n’incite à prendre du recul et à risquer un regard critique. Steve Keen est l’un de ces économistes rares qui osent prendre un tel risque ».

@ Assurément, on pourra discuter tel ou tel point de l’argumentation de Steve Keen, et notamment sa lecture de Marx et des classiques (Smith, Ricardo, etc.), comme s’y emploie ici Jean-Marie Harribey qui plaide inlassablement en faveur de la théorie économique marxiste, théorie de la valeur travail comprise et en position dominante. Mais la question centrale n’est-elle pas de savoir si, sur les « ruines fumantes » de la science économique standard, il est raisonnable d’escompter au cours du xxie siècle « l’avènement d’une théorie économique dominante qui emprunterait, outre l’économie marxienne, à cinq écoles de pensée alternatives : l’école autrichienne, l’école postkeynésienne, l’école sraffaienne, la théorie de la complexité et l’éconophysique, et l’école évolutionnaire [13] » [Keen, p. 484]. Or il est permis de se demander si, plutôt que de continuer à placer ses espoirs en une grandiose théorie économique générale, il ne serait pas plus judicieux de proposer aux économistes de prendre résolument un tournant empirique et de ne retenir des édifices théoriques branlants que ce qui contribue effectivement à cette pertinence empirique, dans une perspective de science sociale générale.

@ L’un des avantages d’un tel tournant serait qu’il permettrait une véritable communauté de démarche entre science et sociologie économiques. Plutôt que d’étudier les phénomènes économiques à partir de l’hypothèse qu’ils devraient en principe se conformer à un équilibre de concurrence pure et parfaite, à une égalité de l’épargne et de l’investissement, du taux de croissance et du taux d’intérêt, ou encore à un équilibre de Nash en théorie des jeux, etc. – sans être capable d’expliquer pourquoi ils ne sont en réalité jamais conformes à leur type-idéal –, on décrirait alors leur encastrement (embeddedness) concret dans la réalité des groupes sociaux concrets. Comme le fait ici, par exemple, Gérard Marty dans son étude du fonctionnement des enchères sur le marché de bois public.

Ce numéro s’achève sur quatre nécrologies qui sont autant d’incitations à poursuivre l’aventure de la science sociale. Serge Latouche rend hommage à son ami Bernard Maris, économiste critique et lucide s’il en était. Frédéric Vandenberghe retrace, dans toute sa profondeur et sa complexité, le parcours d’Ulrich Beck, au bout du compte mal connu en France et si proche du MAUSS. Et il nous introduit à la pensée de Roy Bhaskar, tenu pour l’un des principaux épistémologues philosophes de la science sociale, à peu près totalement inconnu en France. Enfin, Audric Vitiello rappelle l’importance du parcours théorique de notre ami Ernesto Laclau, lui aussi infiniment mieux connu et reconnu à l’étranger qu’en France.

// Article publié le 30 mai 2015 Pour citer cet article : , « Revue du MAUSS n°45 - L’esprit du jeu. Jouer, donner, s’adonner », Revue du MAUSS permanente, 30 mai 2015 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Revue-du-MAUSS-no45-L-esprit-du
Notes

[1Et réciproquement, sans doute : que l’esprit du don n’est autre que l’esprit de jeu déployé dans le registre oblatif.

[2Comme le suggère puissamment Roberte Hamayon dans son Jouer (La Découverte, Paris, 2012).

[3Développant en somme la géniale formulation de Shakespeare dans As you like it (Acte II, scène VII) : « All the world’s a stage and all, men and women, merely players. They have their exits and their entrances, their acts being seven ages. » Le monde entier n’est qu’une pièce de théâtre, et tous, hommes ou femmes, ne sont que de simples acteurs….

[4À compléter désormais par le livre de Roberte Hamayon. Le meilleur commentaire du livre de Huizinga est celui que donne Jacques Dewitte in J. Dewitte, La Manifestation de soi. Éléments d’une critique philosophique de l’utilitarisme (La Découverte, Paris, 2010), chapitre VII : « L’élément ludique de la culture. À propos de Homo ludens de Johan Huizinga », que nous reprenons dans ce numéro, partiellement dans l’édition papier, intégralement dans l’édition électronique.

[5Pour Roger Caillois, le jeu est une activité libre (librement choisie), séparée (circonscrite dans le temps et dans l’espace), incertaine, improductive (elle ne produit ni biens ni richesses), réglée (pas de jeu sans règles) et fictive (de l’ordre d’une réalité seconde).

[6Émile Benveniste, « Le jeu comme structure », Deucalion. Cahiers de philosophie, n° 2, Paris, 1947.

[7Il convient, dans le même ordre d’idées, de repenser ce que Pierre Bourdieu analyse comme des champs – dans lesquels s’affrontent des acteurs stratèges (plus ou moins inconscients) uniquement soucieux d’accumuler du capital, économique, sociale ou symbolique – en les pensant plutôt comme des jeux dans lesquels se déploient, bien entendu, de multiples stratégies, mais où interviennent aussi bien d’autres choses : passions, émotions, joie, honte, plaisir, rivalité, amitié, adonnement, etc. Sans pour autant prétendre y dévoiler, de surplomb, autant de théâtres d’illusio …

[8Cette question du redoublement propre au jeu est reformulée avec une grande originalité et pertinence dans l’article de Jacques Dewitte sous le concept de « redoublement originaire ». Ainsi, rappelle-t-il, si l’on joue toujours pour quelque chose (gagner de l’argent, marquer des buts, remporter un championnat, etc.), ou, dans le cas des cérémonies et des fêtes, pour célébrer quelque chose, « il n’en reste pas moins que l’on recherche le jeu pour lui-même, et que, pour prendre l’exemple du football, on joue le jeu autant qu’on joue la balle ». Ou, pour rendre celui de la poésie, celle-ci « ne célèbre pas seulement une personne ou un objet, elle se célèbre elle-même en tant qu’activité de célébration ».

[9Pour bien comprendre leurs rapports, il convient de situer don et jeu tout d’abord dans leurs relations avec deux autres types d’actions dont ils ont à la fois proches et éloignés : l’échange et le rituel. « De même, écrit Alain Caillé, que l’échange représente la part utilitaire du don et le don la part non ou anti-utilitaire de l’échange, de même le rituel représente et met en scène la dimension d’obligation propre au jeu, et le jouer la part de liberté et de créativité du rituel. Il joue à la fois avec et contre le rituel. Contr’avec. Il en est l’opposé complémentaire. Vu, maintenant, du point de vue du don, le rituel incarne sa dimension, d’obligation là encore. Il représente le don institué, la part de dû du don, et le jeu incarne sa part de liberté. Mais le moment du jeu est aussi le contraire de celui de l’utilité fonctionnelle qui anime l’échange. D’où sa caractérisation habituelle par le non sérieux, le plaisir ou la frivolité. » Mais don et jeu se rejoignent également par le rapport qu’ils entretiennent à une dimension de donation et d’adonnement.

[10Le rapport entre don et jeu apparaîtra peut-être plus clairement si on distingue avec James P. Carse entre jeux finis et jeux infinis. Il écrit : « A finite game is played for the purpose of winning, an infinite game for the purpose of continuing the play » (James P. Carse, Finite and infinite games, Free Press, 2012, p. 3). Et il précise : « Infinite players cannot say when their game began, nor do they care. They do not care for the reason that their game is not bounded by time. Indeed, the only purpose of the game is to prevent it from coming to an end, to keep everyone in play” (ibid., p. 6). De même que dans les jeux infinis, dans le don, comme l’écrivait Claude Lefort, on ne donne pas pour que l’autre rende mais pour qu’il donne à son tour. Dans le don comme dans les jeux infinis, il faut ne pas solder les comptes, la dette ne doit jamais s’abolir, juste changer de place.

[11Steve Keen, L’Imposture économique (Éditions de L’atelier, Paris, 2014).

[12On pourra relire au fil des numéros du Bulletin du MAUSS, de la Revue du MAUSS trimestrielle et de la Revue du MAUSS semestrielle notamment, les critiques formulées par Bernard Guerrien, Paul Jorion, François Fourquet, François Nemo, Alain Caillé, etc., et d’autant plus facilement que tous ces numéros sont désormais numérisés et aisément accessibles sur le site <[www.revuedumauss.com-> ; http://www.revuedumauss.com/]>.

[13Auxquelles, vu de France, il faudrait ajouter l’école de la régulation et l’école des conventions, sans compter les diverses formes d’économie politique institutionnaliste.