Ouvrir la science économique

Enjeux intellectuels et politiques de la pluridisciplinarité

Un beau plaidoyer pour une approche plurielle et donc pluridisciplinaire de l’économie, à la manière de ce qui se pratique déjà dans le secondaire, et très rarement dans le supérieur. On se demande encore pourquoi les uns et les autres ne se sont pas encore retrouvés massivement dans un projet commun ? ! Leurs renoncements passés pourraient bien aujourd’hui leur coûter très cher ... à moins que ...

Cet article est le chapitre de 3 de l’ouvrage L’économie est l’affaire de tous. Quelle formation des citoyens ?, Syllespe, 2004, coordonné par Ch. Laval et Régine Tassi. Nous le publions avec les aimables autorisations de Ch. Laval et de P. Silberstein des éditions Syllepse. Commander l’ouvrage. Cet ouvrage constitue une synthèse d’une journée de réflexion organisée par l’Institut de recherches de la FSU et Attac.

Dans les critiques de l’enseignement à l’université qui ont été faites ces dernières années par les enseignants et les étudiants, mais que l’on retrouve aussi dans les rapports officiels, la notion de « pluridisciplinarité » (ou de « transdisciplinarité ») revient souvent, à côté de celle de « pluralisme » [1]. Elle renvoie à une situation à la fois institutionnelle et théorique qui est celle de la spécialisation voire de l’hyper-spécialisation des différentes disciplines composant les sciences sociales. Face au constat d’une dispersion illimitée des objets et des sous-disciplines, l’idée a circulé dans les milieux intéressés par l’enseignement économique qu’il conviendrait d’établir des ponts, des jonctions voire des hybridations entre la discipline économique et les diverses sciences sociales et historiques, et peut-être plus largement entre la discipline économique et toutes les disciplines intellectuelles. Notons que cette démarche est déjà en vigueur dans l’enseignement secondaire puisque aussi bien les sciences économiques et sociales que les disciplines d’économie et gestion associent plusieurs disciplines dans l’étude des objets inscrits dans les programmes. Et n’oublions pas qu’à l’étranger, nombre d’institutions d’enseignement supérieur qui proposent des cursus « intégrés », pour reprendre une formule du rapport Fitoussi, fonctionnent depuis longtemps.

Reste que la pluridisciplinarité est sans doute un mot un peu magique, et en tout cas un mot à la mode. Il attire et il effraie à la fois. Que doit-on entendre par là ? La pluridisciplinarité n’est pas une idée simple. Elle peut être revendiquée pour des raisons pédagogiques, comme c’est le cas dans l’enseignement primaire et secondaire. Elle est liée parfois à des histoires institutionnelles très particulières. Elle peut être invoquée pour des motifs variables. On peut même imaginer, avec la tendance à la professionnalisation que connaissent l’école et l’université, que le drapeau de la « pluridisciplinarité » soit un jour brandi par les plus utilitaristes des réformateurs. Et ne met-elle pas finalement en danger la rigueur et la scientificité d’un enseignement qui a peut-être des défauts mais qui a au moins sa cohérence disciplinaire ?

Toutes ces questions sont légitimes. Elles n’empêchent pas de poser la question majeure : l’économie ne serait-elle pas mieux appréhendée théoriquement par un recours ordonné et réfléchi à d’autres savoirs qui lui sont apparemment étrangers ? On pourrait ici paraphraser Durkheim qui disait que “ pour comprendre le présent, il faut en sortir ” [2]. Pour comprendre l’économie, ne faut-il pas savoir en sortir ? Et, en sortir, n’est-ce pas se réapproprier l’essentiel de ce qui a constitué l’économie comme telle, à la fois comme réalité sociale, comme réalité historique et comme champ théorique ? Si l’on accepte cette piste de réflexion, il faut alors se demander quelle conception l’on doit avoir de cette pluridisciplinarité, quels objectifs doivent en gouverner l’aménagement, quels types d’institutions et quels types d’enseignements doit-on proposer et défendre ?

Quelle pluridisciplinarité ?

Le champ de l’économie est particulièrement touché par les dégâts de l’hyper-spécialisation. Comme le souligne Pascal Combemale, « Reconnaître une certaine efficacité de la division du travail intellectuel n’interdit pas de percevoir aussi les ravages de l’hyper-spécialisation disciplinaire, ni de diagnostiquer sa conséquence inévitable : l’anomie ». Le critère de l’hyper-spécialisation est simple : à l’intérieur de chaque discipline le spécialiste d’un objet parcellaire en vient à ne plus savoir ni comprendre ce que fait le spécialiste de la parcelle voisine. Le critère de l’anomie l’est également : absorbé par l’infiniment petit, chacun en vient à perdre de vue son rôle et sa fonction dans l’ensemble auquel il appartient et qui justifie pourtant son activité ; chacun s’acharne sur une pièce minuscule du puzzle mais personne ne se soucie plus de l’assemblage final. Il en va ici de la spécialisation comme de la théorisation : ce ne sont au départ que des moyens, des « détours de production », qui risquent d’être retournés en fins ou de se transformer en voyages sans retour. Finalement les « savants » et autres experts ne communiquent plus qu’avec leurs pairs, suivant en cela le modèle envié des sciences « dures » (Pascal Combemale).

On ne peut cependant nier le progrès des connaissances résultant de la division du travail intellectuel. Aux frontières de la recherche, du fait même des avancées antérieures et de la quantité de connaissances accumulées, la spécialisation s’impose. Le risque qui résulte de cette spécialisation est la parcellisation du savoir et la balkanisation du champ des sciences sociales. Si on l’accepte l’idée de l’unité de la réalité sociale, la spécialisation ne peut plus être qu’un moment, certes indispensable, mais qui précède celui d’une nécessaire recomposition, sans laquelle la chance de capturer le sens s’échappe irrémédiablement Dans cette perspective, aucune discipline particulière ne saurait rendre compte à elle seule de la réalité et ceux qui veulent sortir des « mondes imaginaires » sont condamnés à la pluridisciplinarité.

On peut donner des versions bien différentes de cette pluridisciplinarité, depuis des versions très modestes , voire cosmétiques, jusqu’à des conceptions beaucoup plus ambitieuses. On peut considérer la pluridisciplinarité comme une simple « ouverture » sur l’extérieur, un « décloisonnement », qui n’engage pas la nature même du savoir économique mais vise à le complémenter par des aperçus historiques, par des considérations sociologiques ou par des éclairages théoriques, éthiques ou philosophiques venus de l’extérieur. Une seconde conception, plus ambitieuse, vise la juxtaposition des disciplines économiques et non-économiques dans des cursus associant plusieurs disciplines. L’étudiant suit des cours d’économie, mais aussi des cours de sociologie, d’histoire, de droit, de philosophie, voire de littérature comme on le fait dans un certain nombre d’universités américaines, à Princeton par exemple. Cette version représente une rupture avec une spécialisation outrancière et précoce des cursus, ne serait-ce que par la culture générale indispensable qu’elle permet d’acquérir, mais cette juxtaposition institutionnelle ne permet pas nécessairement une circulation et une confrontation des savoirs, un croisement authentique des points de vue. Une autre conception, plus ambitieuse, vise non la simple juxtaposition mais l’interpénétration et finalement la réorganisation des disciplines. De cette interpénétration voulue et assumée, on a quelques exemples dans l’histoire de la pensée sociale et historique, puisque ce fut le credo de Marcel Mauss, de l’école des Annales, comme celui, au plan de l’initiation, de l’enseignement des sciences économiques et sociales en lycée. L’idée est de partir d’un objet ou d’une situation problématique et de multiplier les points de vue qu’on lui applique. Cette variation des points de vue peut être regardée comme une exigence à la fois méthodologique et épistémologique au sens de cette phrase fameuse de Blaise Pascal selon lequel, toutes les choses étant liées, il est impossible « de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître les parties »(Christian Laval).

S’agit-il pour autant de supprimer les disciplines existantes, de nier leur légitimité ? Le risque serait grand alors de tout noyer dans une « soupe » vite insipide. Les disciplines constituées ont en charge de transmettre une tradition de pensée, la mémoire des questionnements antérieurs, de produire une plus grande clarté analytique, de rassembler des informations empiriques. Cependant, comme le rappelle Alain Caillé, laissées à elles-mêmes, ces disciplines séparées deviennent « autistes », pour reprendre l’expression du mouvement des étudiants. Elles se mettent à jargonner, à produire des formalismes inutiles qui rendent leurs propos inintelligibles pour ceux à qui elles devraient servir au premier chef, à savoir les citoyens. Pour reprendre l’expression de Karl Polanyi, il faut à côté des disciplines produire un contre-mouvement de réencastrement des disciplines dans un ensemble qui les englobe, qui les dépasse. Dans quoi faut-il les réinsérer ? Vers quoi opérer le contre mouvement ? Elles ne peuvent se réinsérer que si l’on a posé l’horizon de la science sociale pensée dans sa généralité la plus grande, en rapport évidemment avec l’unité de la réalité sociale.

Comme le remarque René Passet, cette ré-inclusion serait un progrès réel : à mesure que l’économie découvre sa participation aux réalités humaines et naturelles, elle découvre aussi qu’elle doit devenir elle-même multidimensionnelle à l’intérieur même de ses limites traditionnelles. Mais ce n’est pas encore suffisant, « car cela suppose qu’une approche strictement économique suffit à englober l’ensemble des réalités qui la concernent. Ce qui n’est pas le cas. Car en s’ouvrant sur l’humain, l’économie découvre aussi des dimensions qu’elle affecte et qui l’affectent et qui pourtant ne sont pas réductibles à des approches strictement économiques : il suffit de penser à ce que Max Weber nous dit de l’influence de l’éthique protestante sur le développement, ou , dans un autre domaine, de la relation avec la biosphère dont les grands cycles bio-géo-physico-chimiques sont menacés par une certaine conception de la croissance et dont la logique n’a cependant rien à voir avec les régulations proprement marchandes » (René Passet).

La pluridisciplinarité en ce sens n’est pas un caprice pédagogique. Elle est appelée par les exigences mêmes de la connaissance du réel. Comme le rappelle encore Pascal Combemale : « Libre au savant, pour des raisons méthodologiques souvent inévitables, de découper toutes sortes d’objets en tranches plus ou moins fines, jusqu’à les rendre méconnaissables, mais ce travail théorique de dissection ne change rien à l’unité de la réalité sociale ». Il faut à cet égard se méfier de la distinction commune entre « l’économique » et « le social » ou de la thèse, par ailleurs séduisante, d’une logique économique autonome, destructrice du tissu social. Il faut rappeler que les logiques économiques sont des logiques sociales. L’idée contraire selon laquelle existeraient des lois économiques pures, immanentes à un univers aseptisé, délivré du pouvoir et de l’idéologie, présente l’inconvénient regrettable de décalquer la représentation que notre monde se donne de lui-même (Pascal Combemale).

Cette position présente cependant un risque qui est celui de l’indifférenciation des points de vue. C’est une chose d’admettre l’unité du réel, c’en est une autre de refuser la validité du point de vue particulier ou spécialisé. On ne peut dénier à l’économiste le droit de regarder la réalité sociale de son point de vue. Par contre, on doit lui contester une certaine arrogance scientiste quand il prétend être le seul à pouvoir dire le vrai sur le monde social (André Hervier). Ce scientisme ne vient-il pas justement de l’oubli de l’unité de la réalité sociale, laquelle pose évidemment la question de l’unification des sciences sociales regardée comme l’horizon indispensable de toute spécialisation ? Ce qui signifie non pas, comme certains le craignent, une disparition des disciplines englouties dans un magma informe ou dans un discours général creux, mais un mouvement auto-réfléchi de spécialisation de disciplines lesquelles ne perdraient pas de vue les relations avec le tout, c’est-à-dire avec les dimensions sociales, politiques et historiques de leur objet, comme avec le contexte savant dans lequel elles s’inscrivent. L’économie doit être étudiée et enseignée contextuellement, en relation avec la totalité historique, politique, culturelle, sociale, dans la mesure même où elle ne trouve pas sa raison en elle-même, sauf à supposer une rationalité universelle ou une nature humaine ou encore une sorte de loi transhistorique du développement humain, comme la théorie économique tend d’ailleurs à le faire croire souvent quand elle projette les abstractions économiques sur l’ensemble de l’histoire et de la société.

En tout cas, la pluridisciplinarité n’aura lieu que si les économistes s’ouvrent sur les autres disciplines et entreprennent de les connaître. Les professionnels de l’économie pourraient prendre exemple sur John Rawls, un philosophe qui a fait l’effort d’entrer dans le langage de l’économie afin de pouvoir penser la question de la justice et de la démocratie. Il a établi des ponts, il a permis une discussion féconde. Ce qui montre, a contrario, que les économistes en s’enfermant dans leur forteresse interdisent que certains problèmes soient posés. Comment un économiste pourrait-il établir des ponts ? En apprenant, à son tour, à parler la langue des philosophes ou des sociologues, par exemple, et en interrogeant les fondations de son propre discours (Cyrille Rouge Pullon). A quoi René Passet ajoute que « Si cette ouverture ne se fait pas d’abord en chacun de nous, si nous ne faisons pas personnellement l’effort qui nous permettra d’entrer dans le langage et la démarche des autres disciplines, aucune transdisciplinarité ne sera possible ». Combien font cet effort ? Et cet effort est-il reconnu comme une valeur dans l’univers professionnel des économistes ou bien est-il regardé comme une déviation quelque peu suspecte et possiblement dangereuse pour une carrière universitaire normale ?

Un enjeu politique

Du point de vue démocratique, la pluridisciplinarité n’est pas moins nécessaire. Si la pluridisciplinarité est exigible du point de vue de la connaissance de la réalité, elle l’est également du point de vue du citoyen lui-même qui doit disposer d’un ensemble solide de connaissances pour exercer effectivement ses droits politiques. Selon Pascal Combemale, la justification des sciences sociales est politique au sens où l’enjeu est de comprendre le monde, certes, mais de le comprendre pour le transformer. « S’il s’agissait seulement de le contempler, ou de le raconter, la littérature serait plus recommandée. D’ailleurs, pourquoi devient-on économiste ou sociologue ? Faute de mieux ou parce que l’on juge intolérables les inégalités, la misère, l’injustice sociale ? L’impulsion première, que nous imaginons généreuse, n’est-elle pas de mettre la connaissance au service de l’action politique ? Ou, au minimum, d’apporter des lumières aux citoyens qui participent au débat démocratique ? ». Au contraire, la spécialisation étroite, l’isolement de champs sur lesquels régneraient des lois immuables et inaccessibles à toute intervention sociale et politique sont des représentations inconciliables avec l’esprit même de la démocratie. L’économisme tend même à devenir le pire ennemi de la démocratie quand l’économie est regardée comme le nouvel Olympe, surplombant les autres univers, hors de prise de la décision collective librement débattue. Les évolutions économiques sont présentées comme les nouvelles fatalités issues tantôt d’une nature humaine tantôt de lois de l’histoire, et parfois d’un mélange des deux. Il en va de même d’ailleurs en sociologie quand les institutions encadrant les activités humaines sont dominées par les impératifs techniques, gestionnaires, économiques placés en dehors de tout débat démocratique.

Mais tout le monde ne s’accorde pas sur cette finalité ultimement politique de la science sociale. Ainsi des universitaires comme André Hervier tiennent-ils à rappeler que l’objectif de la connaissance, n’est rien d’autre que la connaissance elle-même. Elle ne vise pas à transformer le monde mais à le comprendre. A quoi l’on peut répondre que s’il faut en effet craindre la subordination des critères scientifiques à des impératifs idéologiques, ce qui est la grande fragilité des sciences sociales, on doit également souligner que cette compréhension du monde a toujours été stimulée, et dans tous les camps, par le souci d’en améliorer ou d’en changer le cours. Comment faire l’impasse sur de tels motifs ultimes qui peuvent en outre permettre d’expliquer pour partie les doctrines économiques elles-mêmes ? Les sciences sociales sont nées de la philosophie politique et leur horizon demeure politique, malgré toutes les dénégations de ceux qui se revendiquent de la « science pure » ou de la « neutralité axiologique », car elles tentent, à leur façon, de répondre à la question de la « bonne société ». N’est-ce pas le cas d’ailleurs de la « science économique » elle-même ? Smith a conçu l’Economie politique comme une « branche des connaissances du législateur et de l’homme d’Etat », Durkheim fonde sa sociologie sur une conception solidariste du lien social qu’il oppose à l’utilitarisme des économistes libéraux, Weber participe à l’élaboration de la constitution de Weimar, Keynes est en permanence impliqué dans la vie politique de son temps… Depuis, les méthodes ont évolué, mais les enjeux demeurent toujours aussi cruciaux, tout simplement parce que nous attendons des réponses à des questions concrètes : comment lutter contre le chômage ? Comment réformer le système de retraites ? Comment réduire les inégalités devant l’Ecole ? (PascalCombemale)

La revendication de la « pureté » de l’économie politique et l’appel à des lois spécifiques, indépendantes des institutions, des rapports sociaux et des conceptions du monde constituent « l’ idéologie scientifique » spontanée d’une partie de la profession des économistes. Pierre Bourdieu avait souligné l’enjeu politique de cet isolement et de cette dépolitisation des sciences sociales quand il analysait dans Les structures sociales de l’économie tous les obstacles qui se dresseraient devant les efforts de construction d’une science sociale intégrant l’économie [3].

L’économie n’est-elle pas hégémonique dans le champ des sciences sociales précisément parce que ses implications sont elles mêmes directement politiques ? Et sa force tient sans doute à ce qu’elle n’en dit rien. De façon plus ou moins masquée, elle est restée profondément normative : ce sont des économistes qui proposent de créer un marché des droits à polluer, qui invitent à rendre le marché du travail plus « flexible », qui donnent des arguments en faveur des privatisations, de l’indépendance des banques centrales, etc… Pour la même raison, le désengagement politique de la sociologie, le fait qu’elle renonce de plus en plus à penser la société, la prolifération des études microscopiques d’objets insignifiants, expliquent sa faiblesse actuelle et son incapacité à assumer sa fonction traditionnelle de critique externe de l’impérialisme économique (Pascal Combemale).

Risques et limites de la pluridisciplinarité

On peut s’accorder à bon compte sur les effets néfastes des champs clos et des patriotismes disciplinaires. Un point de désaccord apparaît cependant une fois que l’on a admis les effets néfastes de l’exclusion de toute perspective historique, sociale, culturelle du champ de la théorie et de l’enseignement économique. Le problème se pose en effet de savoir si la discipline économique est autosuffisante, si elle est capable d’inclure en son sein toutes les dimensions de l’humain. Certains affirment ainsi qu’il n’est nul besoin d’enseignements particuliers réservés à l’histoire ou aux réalités sociales dans la mesure même où l’on peut les faire apparaître au sein même des cours de macro ou de microéconomie. D’autres tiennent que le champ économique est assez vaste, divers et multiple pour que la discipline économique soit son propre recours, puisqu’elle enferme son orthodoxie et son hétérodoxie. L’hétérodoxie n’est-elle pas précisément et depuis longtemps déjà -que l’on pense à Marx par exemple- nourrie des disciplines qui lui sont extérieures (philosophie, histoire, droit, sociologie, anthropologie, etc) à partir desquelles elle questionne les limites de la doctrine dominante et déplace les logiques qu’elle construit ? (Christian Laval).

Reste un problème pédagogique majeur : les étudiants d’économie sont-ils aujourd’hui capables de se hausser au niveau des exigences théoriques d’une véritable pluridisciplinarité ? Certains responsables universitaires comme André Hervier en doutent fort. Les étudiants actuels, qui ne font pas que de l’économie d’ailleurs puisqu’ils font des mathématiques, des langues, des statistiques, de l’histoire, ont déjà du mal à s’en sortir. Leur ajouter encore d’autres matières relèveraient de l’acharnement et ne feraient que multiplier leurs difficultés. Si la pluridisciplinarité ne peut être mise au début pour des raisons pédagogiques, elle devrait être placée par contre à la fin. Il conviendrait de faire déboucher le cursus d’économie sur une ouverture à d’autres disciplines en montrant aux étudiants que l’économie ne peut maîtriser à elle seule l’objet qu’elle se propose (André Hervier). A quoi d’autres pourraient répondre que la pluridisciplinarité existe déjà en lycée, en sciences économiques et sociales en particulier, sans produire les désastres annoncés.

Catherine Mills craint elle aussi fortement la dissolution de l’économie dans la vaste « soupe » de la science sociale. La pluridisciplinarité risquerait ainsi de conduire à une « nullidisciplinarité ». La filière AES (administration économique et sociale) dans certaines universités comme Paris I montre que l’on peut enseigner une économie hétérodoxe en relation avec d’autres disciplines, mais avec le souci de ne pas faire autre chose que de l’économie. « Nous démontrons en acte que nous pouvons travailler sur l’économie réelle, avec des acteurs du mouvement social sur les conflits comme sur les solutions alternatives. Nous faisons de l’économie mais sans participer à la pensée dominante », dit-elle, avant d’ajouter à juste titre qu’il serait faux de croire que la pensée dominante est un « privilège » de l’économie. La sociologie sert autant, sinon plus que l’économie, à guider et à éclairer les choix du patronat. L’important, c’est dans toutes les disciplines de combattre les représentations dominantes. C’est cette rupture qui importe beaucoup plus que le mariage des disciplines. S’il y a intérêt à croiser les regards des divers spécialistes pour surmonter la séparation arbitraire de l’économique et du social, la fécondité du travail commun vient du fait qu’ils se réclament d’une même dissidence. C’est à partir de ce point commun qu’un travail entre des sociologues, des économistes, des syndicalistes sur des objets particuliers qui ont un fort enjeu comme le PARE, les retraites, la formation professionnelle, devient possible.
Martino Nieddu se demande également si l’on ne se trompe pas de cible quand on invoque à tout bout de champ la pluridisciplinarité. D’abord, on tire un peu vite sur une ambulance quand on s’en prend à l’enseignement de l’économie en filière de sciences économiques. Car l’essentiel des ravages sociaux provoqués par un enseignement unilatéral et dogmatique vient non pas directement des modèles néoclassiques mais de l’outillage des « sciences de gestion » et du management qui reste totalement ininterrogé y compris par ceux qui critiquent la « pensée unique ». Un peu comme si ces objets, étant théoriquement moins nobles, nuiraient à la critique que l’on doit en faire. Le mouvement des étudiants dans les facultés de sciences économiques est largement contrebalancé par un autre mouvement, d’une plus grande ampleur, qui est celui des étudiants qui votent avec leur pied en fuyant des filières encore, quoique l’on en dise, généralistes pour se précipiter en masse vers la filière de gestion ou d’autres filières professionnalisantes. Dans un monde de compétition exacerbée, les enseignements d’économie sont sous la pression de la concurrence d’autres modèles d’enseignement plus tournés vers les compétences professionnelles. Il faut mesurer le prix payé dans ces filières par ce glissement progressif vers la professionnalisation. La qualité de l’enseignement n’est pas en cause mais il est clair que les étudiants de ces filières ne sont pas intéressés par les controverses économiques ; ils en attendent surtout des résultats immédiatement utilisables dans leur parcours de professionnalisation. Selon Martino Nieddu, « si l’on considère que la démocratisation de l’université ne réside pas seulement dans l’accès d’étudiants à des grades universitaires, mais dans l’accès aux savoirs universitaires eux-mêmes, et que ce qui différencie les savoirs universitaires de ceux transmis par le lycée réside dans le fait qu’ils sont destinés à montrer comment une discipline se construit à travers l’épreuve de la polémique scientifique et des ruptures épistémologiques, ces filières sont les témoins de l’échec de la démocratisation de l’accès aux savoirs scientifiques dans notre discipline ». Or, la construction de l’abstraction qui distingue l’enseignement de l’économie suppose de pouvoir confronter les divers paradigmes économiques. Pour cela, on n’a guère besoin d’aller chercher à l’extérieur du champ économique ce qui, d’une certaine manière, s’y trouve déjà. N’ y a-t-il pas suffisamment d’approches différentes pour que les économistes soient en mesure de répondre eux-mêmes à cette exigence de pluralité et de confrontation ? Cette exigence, tout à fait légitime, peut parfaitement être satisfaite par des pratiques pédagogiques qui ont fait leur preuve, tels les travaux qui permettent aux étudiants de se familiariser à la recherche. C’est en se confrontant à la complexité de la recherche qu’ils construiront leurs rapports aux différents paradigmes en économie. Encore faut-il naturellement que les paradigmes hétérodoxes soient présents dans la formation de base, ce qui est malheureusement loin d’être le cas dans beaucoup de départements. Les produits récents des recherches non néoclassiques, pourtant tournées vers des problèmes tout à fait concrets, n’ont pas encore été mis de façon significative à la portée des étudiants, en particulier de ceux de premier cycle. Ce faisant, ils n’ont pas la possibilité de comprendre autour de quelles questions se structure la science économique, et comment chaque point de vue est tenu pour des raisons de cohérence interne de se nouer d’une certaine façon, les uns dans la mathématisation, les autres dans l’interdisciplinarité, les troisièmes dans la socio-économie. Ce responsable du département d’économie de l’université de Reims tient que le modèle pluridisciplinaire tel qu’il est souvent présenté néglige le danger des dérives et des appauvrissements qu’il peut comporter. Ainsi, la pluridisciplinarité peut-elle servir de prétexte à la déconstruction d’un enseignement généraliste qui mise sur la formation intellectuelle plus que sur l’utilité directe en matière professionnelle. La pluridisciplinarité ne suffit pas plus à définir une alternative sur le plan épistémologique que sur le plan politique. D’ailleurs, l’OCDE ne cherche-t-elle pas à intégrer aussi les dynamiques économiques et sociales comme le montre son utilisation intensive d’une notion comme celle de « capital social » ? (Martino Nieddu).

François Eymard-Duvernay plaide, quant à lui , non pas pour la Science Sociale avec des majuscules, mais plus modestement, pour une intégration complète de théories dont on ne puisse dire, au final, qu’elles sont économiques ou sociologiques. C’est le meilleur moyen selon lui d’éviter le passage et l’association non contrôlés de concepts hétérogènes qui conduisent à un éclectisme sans intérêt. Il y a de nombreuses stratégies possibles mais la voie la plus prometteuse, qui est aussi celle de « l’économie des conventions », est de bâtir des théories intégrées qui sachent établir de façon cohérente et contrôlée des ponts solides entre les disciplines et permettent de rendre compte par là de la complexité de la société sans tout noyer dans un magma. A partir de cette élaboration originale, on voit que la question de l’enseignement ne se pose plus de la même manière. C’est en quelque sorte à l’intérieur du champ économique que peut se produire ce que certains attendent d’une alliance avec l’extérieur :un élargissement de la vision, une articulation des faits, un respect de la complexité.

À ces défiances, à ces inquiétudes, à ces tentatives théoriques répondent les positions radicales d’autres économistes pour lesquels il ne suffit ni d’essayer d’inclure dans un cours de micro ou de macroéconomie des éléments et des dimensions du réel qui échappent au modèle standard ni d’ajouter des cours d’autres disciplines à ceux qui existent déjà, ni non plus de réintégrer ce qui a été disjoint par la séparation initiale de la sphère de l’économie. Non par radicalisme dogmatique mais parce que l’expérience montre qu’on n’arrive pas à intégrer l’hétérogénéité et la complexité du réel dans les schématismes de la pensée économique. Cette dernière est une pensée unidimensionnelle par construction (René Passet). La seule issue est de réinscrire d’emblée, et non après coup, l’activité économique dans la sphère sociale, ce qui empêche cette fermeture qui caractérise la constitution de la pensée autiste dont parlent les étudiants dissidents. Pour Marc Humbert, professeur d’économie à Rennes et animateur du réseau mondial PEKEA [4], l’image du puzzle nous oriente vers l’idée décisive. Il y a un moment de synthèse indispensable au regard des spécialisations et des fragmentations des disciplines. Cette recomposition de l’ensemble est nécessaire aussi bien pour l’activité économique que pour la décision politique. Elle fait même partie de la définition de la démocratie comme exercice d’une souveraineté, laquelle implique un point de vue global classiquement déterminé comme intérêt général. Mais, si l’on s’accorde sur ce qu’il faut faire, on doit s’inquiéter de l’incapacité à y parvenir. Car les constats sur les dégâts de l’hyper-spécialisation et les exigences de synthèse ne sont pas nouveaux. On trouverait chez des « anciens », et depuis les années 1930, comme Gaëtan Pirou, Jean Marchal ou François Perroux des réflexions très semblables aux nôtres. La question se pose donc de savoir d’où vient cette impossibilité. D’après Marc Humbert, elle tiendrait à l’échec récurrent qui résulte de la volonté de rajouter ou d’intégrer à l’économie ce qu’elle a primitivement évacué. Il faut donc trouver les chemins nouveaux de la science si l’on veut des enseignements nouveaux. Certains, dans le réseau Pékéa, parlent de « post-disciplinarité », conscients du fait que les frontières seront toujours difficilement franchissables, ne serait-ce que par l’organisation de la recherche et de l’enseignement en disciplines. Il faudrait au contraire commencer à produire des connaissances sur des objets qui mêlent d’emblée les regards de l’économiste, de l’historien, du juriste, du sociologue et qui disent : « voilà comment cela se passe ». N’est-ce pas ainsi que s’est développée l’école historienne des Annales ?

Quelles réalisations pratiques ?

L’une des faiblesses souvent reprochée aux tenants de la pluridisciplinarité est leur impuissance à réaliser « quelque chose ». C’est sans doute un faux procès puisque l’on ne part pas de rien. Sur le plan pratique, il existe des réalisations qui montrent qu’on peut travailler de manière féconde en dépassant voire en ignorant les clivages institutionnels. François Eymard-Duvernay signale ainsi que l’INSEE est précisément l’un de ses lieux où le grand partage entre disciplines n’a aucun sens. À l’inverse, il existe des risques d’étouffement des réalisations effectives. Ainsi, les sciences économiques et sociales dans l’enseignement secondaire, invention très audacieuse des années 60 impulsée par des pionniers sous l’influence de l’école des Annales, sont-elles menacées de recul faute de relais universitaire suffisamment puissant depuis trente ans. On assiste déjà à certaines formes de repli en sciences économiques et sociales vers la simple juxtaposition des savoirs sociologiques et économiques du fait même que la perspective historique qui servait d’élément médiateur et de médium substantiel s’est progressivement effacé. Il y a urgence pour que l’université se mette enfin en mouvement.

Mais comment dépasser à l’université ce « conflit des facultés » pour emprunter à Kant une expression fameuse ? Sans doute faut-il se méfier d’abord des fausses promesses et des réformes en trompe l’œil. En 1970, ont été créées des « universités multidisciplinaires », mais elles ont vite débouché sur une juxtaposition de « monodisciplinarités parallèles qui ne se croisent jamais » ou à des recherches de terrain dans lesquelles les disciplines ne consentent pas à confronter, à croiser, à interroger leurs différentes façons de poser les problèmes (René Passet). Le problème se pose donc de savoir comment, à quelles conditions, sous quelles formes dans l’université ou même en dehors de ce cadre institutionnel, on pourrait travailler à ces échanges mutuels autour d’objets et de situations intéressants les étudiants et les citoyens. Faut-il de nouveaux espaces interdisciplinaires, de nouveaux cursus, de nouvelles disciplines, de nouveaux diplômes, voire de nouvelles institutions ?

Et ces questions se redoublent de celle-ci : dans quelle mesure peut-on compter sur les seuls économistes pour percer la clôture, pour ouvrir enfin la « science économique » ? Si beaucoup d’économistes critiques - on peut penser à René Passet ou à Bernard Guerrien- pensent que l’économie peine à accéder à un statut de science exacte malgré le souhait de nombre de ses promoteurs, d’autres au contraire, plus ancrés dans les certitudes, affirme que l’économie est une vraie science, qu’elle est assise sur des bases solides, qu’elle a des frontières sûres. En un mot, qu’elle n’est ni contestable ni vraiment contestée et, comme le dit Antoine d’Autume, qu’il n’y a rien ou pas grand-chose pour remplacer la version orthodoxe dominante. Certains économistes font même souvent preuve d’une grande arrogance et d’une formidable ignorance, n’hésitant pas par exemple à dire à leurs étudiants que la sociologie est « un discours creux sur le vide ». Comment dans ces conditions vouloir, ne serait-ce qu’en imagination, mettre en place une quelconque pluridisciplinarité avec des gens qui regardent les autres sciences sociales avec un tel mépris et qui croient que la science économique, étant de toute façon la reine des sciences humaines, n’a pas grand chose à apprendre des autres ?(Cyrille Rouge-Pullon).

Il n’en demeure pas moins que l’installation d’une authentique pluridisciplinarité rencontre des obstacles pratiques non négligeables. Comment éviter que la pluridisciplinarité ne soit une sorte de « tourisme culturel » entre diverses disciplines, sinon en en faisant une éducation d’élite ? André Hervier rappelle opportunément la dimension du coût. Un étudiant en classes préparatoire B/L [5]coûte au moins deux fois et demi voire trois fois ce que coûte un étudiant en faculté, lequel coûte lui-même moins cher qu’un élève de maternelle. La grande misère des universités est telle qu’elles n’ont pas le début du commencement des moyens à mettre en œuvre pour réaliser le moindre programme un peu ambitieux en matière de pluridisciplinarité. Il suffirait de faire la liste des matières à combiner pour se rendre compte de l’effort : philosophie (morale et politique, épistémologie) ; histoire ; mathématiques (incluant une initiation aux outils économétriques) ; économie et sociologie (incluant une dose d’anthropologie), sans parler des options, telles que le droit, la géographie ou la psychologie. Une telle formation pluridisciplinaire, rigoureuse, étendue et équilibrée, n’existe donc pour l’instant que dans le cadre très particulier des classes préparatoires de la filière B/L, avec les avantages et les inconvénients de ce type de cursus très sélectif, particulièrement intensif, soumis à la pression des concours. Cette expérience limitée montre que l’une des conditions impératives du succès est la motivation d’étudiants auxquels on impose inévitablement une lourde charge de travail. « Le risque principal de la pluridisciplinarité est la superficialité : en goûtant un peu à toutes les spécialités locales on prend aisément la mauvaise habitude de ne rien faire sérieusement ; bientôt, on croit tout savoir sur tout alors que l’on ne sait rien de précis et l’on sombre, d’approximations touristiques en erreurs grossières, dans la confusion et le contresens, au pire sous un vernis de rhétorique prétentieuse qui ne trompe que les ignorants », rappelle Pascal Combemale. Une telle formation devrait être prolongée et étendue par des cursus bi-disciplinaires qui commencent à exister dans certaines universités [6]. Pour l’instant, l’un des rares ancrages institutionnels est constitué par les préparations au Capes de Sciences économiques et sociales et à l’agrégation de Sciences sociales, mais il est particulièrement fragile du fait de la réduction du nombre de postes aux concours et des tentatives récurrentes pour dénaturer et marginaliser l’enseignement des SES dans les lycées. Ne faudrait-il pas aller beaucoup plus loin et plus vite dans cette direction, pour des raisons qui sont, là aussi, politiques ? Si rien n’est entrepris, l’Europe sera définitivement dominée par les fonctionnaires et les “ experts ” formés par des universités et des écoles anglo-saxonnes, telle que la London School of Economics. Où se trouve le lieu qui puisse rivaliser avec les meilleures universités étrangères et attirer d’excellents étudiants, qu’il s’agisse des étudiants français contraints aujourd’hui d’aller chercher ailleurs ce que l’on ne leur offre pas ici, notamment l’ouverture pluridisciplinaire, ou des étudiants étrangers, qui ne se déplaceront pas si nous leur offrons une mauvaise copie de ce dont ils disposent déjà chez eux, et attendent au contraire de nous un minimum d’originalité et de sens critique ? Toujours d’après Pascal Combemale, la seule réponse, à la hauteur de l’enjeu, serait donc de construire une « London School of Economics à la française », en fédérant les forces qui existent déjà mais sont aujourd’hui affaiblies par leur éparpillement ou leur division.

Sans aller jusqu’à une telle entreprise institutionnelle à laquelle il n’est d’ailleurs pas hostile, Alain Caillé est l’un de ceux qui ont tenté de faire « quelque chose ». C’est à ce titre que son expérience est intéressante. Première tentative, La revue du MAUSS a lancé il y a dix ans un appel à la création d’une nouvelle discipline de « socio-économie » au CRNS, dans les instituts de recherche, et dans l’enseignement supérieur. Il y a eu deux cents signatures de personnes « légitimes » ( professeurs des universités, directeurs ou chargés de recherche du CNRS) se déclarant toutes favorables à la création d’une nouvelle discipline interdisciplinaire sous l‘étiquette de la « socio-économie ». Cette manifestation de bonne volonté interdisciplinaire était l’expression manifeste du fait que chacun au fond s’ennuyait dans le cadre de sa discipline séparée et avait envie de faire « quelque chose ». Mais quelle devait être la traduction institutionnelle de ce « quelque chose » ? L’expérience a bien montré que les spécialistes des différentes disciplines qui se disent favorables à une pluridisciplinarité le sont au niveau du principe, mais ne le sont absolument pas en pratique, lorsqu’il s’agit de créer concrètement des enseignements interdisciplinaires. Si bien que cet appel à la création d’une nouvelle discipline est resté lettre morte pendant quelques années (cf. le texte de l’appel à la fin de l’article. Ndlr.).

Deuxième tentative : une nouvelle occasion de faire « quelque chose » d’autre s’est présenté quelques années après à Nanterre, avec la possibilité de créer des cursus « d’Humanités modernes », socio-économiques, ou socio-historiques. Concrètement, il s’est agi de mettre sur pied des licences de sociologie et de sciences économiques, voire de sociologie et d’économétrie, et des doubles licences de sociologie et d’histoire contemporaine. Depuis six ans, il y a chaque année de quatre-vingt à cent étudiants environ en double licence. Les problèmes d’organisation pédagogique sont immenses. Les enseignements sont donnés par différentes disciplines, et donc par différents secrétariats administratifs, de sorte qu’ à chaque fois il faut mettre en harmonie les secrétariats d’économie, d’histoire, de sociologie, d’anthropologie et de philosophie ; c’est un casse-tête permanent parce que l’administration est faite pour gérer des diplômes monodisciplinaires, Malgré le désespoir qui pourrait s’emparer des étudiants et des enseignants qui ont à faire vivre ces diplômes, ils existent encore et ont été reconnus par le ministère deux ans après, sous l’étiquette d’ailleurs absurde de « diplômes bi-disciplinaires ». Le terme de licence d’humanité moderne a été refusé au prétexte que ce n’était pas des « Humanités » puisqu’il n’y avait pas de latin dans le cursus ! Dans le sillage de ces licences bi-disciplinaires, se sont créées des bi-DEUG, des maîtrises bi-disciplinaires et une école doctorale qui se veut interdisciplinaire. D’autres maquettes existent à Lyon II, à Toulouse, a Paris I, même si chacune a sa particularité. L’intérêt de cette solution est d’enseigner sérieusement aux étudiants deux disciplines, avec des contenus sociologiques, économiques, historiques importants et avec des compléments sérieux en philosophie politique ou en anthropologie. Cette expérience, aussi intéressante soit-elle n’est pourtant pas solide au dire d’Alain Caillé. Il suffirait que la personne qui essaie de rassembler tous les fils passe la main pour que tout cela s’écroule très rapidement.

Ces expériences sont fragiles et les perspectives de réforme institutionnelle sont lointaines si elles sont même probables. Le problème se pose de savoir si de nouvelles associations ou institutions favorisant de nouvelles articulations entre recherches et entre disciplines, à l’extérieur des structures aujourd’hui existantes, ne permettraient pas d’avancer dans cette voie sans attendre des réformes de toute façon difficiles et longues, et de populariser - au meilleur sens du terme- auprès d’un plus large public la démarche pluridisciplinaire et les résultats en termes de connaissance auxquels elle aboutit ? Si l’on pense qu’une science sociale est une exigence non seulement scientifique mais aussi politique, dans la mesure où elle a pour vocation d’éclairer l’action, ne peut-on pas concevoir la création avec les syndicats, avec les mouvements sociaux, avec les mouvements d’éducation populaire, d’ un Collège international de sciences sociales ouvert à tous les citoyens, associant les enseignants du secondaire comme ceux du supérieur, se demande Christian Laval ? Ce Collège, qui pourrait partiellement s’inspirer du Collège international de philosophie, montrerait au moins qu’on peut d’ores et déjà faire la science sociale avec le souci de sa diffusion à tous ceux qui en sentent l’urgence.

En tout cas, le débat est riche et n’est pas près de se clore entre ceux qui pensent que la discipline économique est réformable de l’intérieur et ceux qui ne le pensent pas. Des expériences nombreuses, espérons-le, permettront dans l’avenir de se faire une meilleure idée des résultats respectifs des deux voies de transformation proposées. Reste qu’un programme minimum commun serait souhaitable. La première direction, fondamentale autant qu’urgente, consisterait à tisser une alliance indéfectible entre les professeurs de sciences économiques et sociales du secondaire et les enseignants du supérieur. S’il y a des gens qui enseignent aujourd’hui quelque chose qui ressemble à la science sociale, ce sont bien les professeurs du secondaire, lesquels ont cette double formation excellente de sociologie et d’économie. Or, il se trouve que cet enseignement du secondaire est menacé en permanence et qu’il ne réussit toujours pas à trouver des alliés capables d’enseigner dans le supérieur la science sociale dans sa généralité. Pourquoi cette alliance ne se fait-elle pas ? demande Alain Caillé. Parce qu’aussi bien les professeurs du supérieur que ceux du secondaire ont peur de perdre une certaine légitimité, notamment institutionnelle. L’obstacle premier auquel se heurtent toutes les réformes est celui de la gestion des carrières des enseignants du supérieur. Pourquoi ne pas créer très rapidement au niveau du CNU, ou au niveau des CNRS, une section interdisciplinaire de science sociale en général, à laquelle s’inscriraient ceux qui le désirent ( Alain Caillé) ? .

Sans attendre, l’action est possible. Cette science sociale pluridisciplinaire est peut-être d’ailleurs plus un dispositif qu’une méthode, plus un mouvement qu’un résultat. N’est-ce pas à l’aide de questionnements réciproques et d’échanges mutuels, ordonnés à un impératif émancipateur, que cette science sociale pluridisciplinaire pourrait accélérer sa mise en en œuvre ? N’est-ce pas cette préoccupation constante des faits et des situations qui permettra de dépasser le dogmatisme, l’hyper-spécialisation l’abstraction vaine, le culte de ces frontières disciplinaires ? D’où l’importance des collectifs de recherche interdisciplinaires, autour de revues, au sein des mouvements syndicaux et d’éducation populaire, qui laissent déjà entrevoir ce que peut apporter un tel dispositif à la connaissance et à l’action.


Appel à la création d’un enseignement universitaire de socio-économie

Appel 2
Appel 3
// Article publié le 5 février 2008 Pour citer cet article : Christian Laval , « Ouvrir la science économique , Enjeux intellectuels et politiques de la pluridisciplinarité », Revue du MAUSS permanente, 5 février 2008 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Ouvrir-la-science-economique
Notes

[1Il n’est pas lieu ici de discuter des avantages de l’un ou l’autre de ses termes. Le terme de « pluridisciplinarité » est certainement plus timide, moins ambitieux que celui de « transdisciplinarité ». Comme le souligne René Passet, le préfixe « trans » de « transdisciplinarité » signifie « à travers », « ensemble » et « au delà ». Il indique l’idée d’un dépassement et d’une traversée réciproque des frontières disciplinaires et non une simple juxtaposition. Cf. la mise au point d’ Edgar Morin in La Revue du Mauss semestrielle n°10, « Guerre et paix entre les sciences. Disciplinarité, inter et transdisciplinarité », 2e sem. 1997, MAUSS/La Découverte.

[2“ Préface ” in L’Année sociologique, 2, p.v (1899).

[3Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, 2000, Le Seuil, p.258. : « Cette science sociale réunifiée, capable de construire des modèles dont on ne saurait plus s’ils sont économiques ou sociologiques, aura sans doute beaucoup de peine à s’imposer à la fois pour des raisons politiques et pour des raisons qui tiennent à la logique propre des univers scientifiques. Il est certain en effet que nombreux sont ceux qui ont intérêt à ce que le lien ne soit pas fait entre les politiques économiques et leurs conséquences sociales ou, plus précisément, entre les politiques dites économiques dont le caractère politique s’affirme dans le fait même qu’elles refusent de prendre en compte le social et le coût social, et aussi économique de leurs effets à court et à long terme. Mais si l’hémiplégie cognitive à laquelle sociologues et économistes sont aujourd’hui condamnés a de fortes raisons de se perpétuer contre toutes les tentatives, de plus en plus nombreuses, pour en sortir, c’est aussi que les forces sociales qui pèsent sur les univers supposés purs et parfaits de la science, à travers notamment les systèmes de sanctions et de récompenses incarnés par les revues scientifiques, les hiérarchies de caste, etc., favorisent la reproduction des espaces séparés, associés à des structures de chances de profit et des dispositions différentes, voire inconciliables, qui sont issues de la coupure initiale. »

[4PEKEA veut dire Political and Ethical Knowledge on Economical Activities

[5La classe préparatoire dite B/L prépare à l’entrée de l’Ecole normale supérieure en section sciences sociales.

[6On peut citer ici l’exemple du magistère d’Humanités modernes mis en place par Paris X et l’ENS de Cachan, à l’initiative d’Alain Caillé ou d’autres tentatives, telles que le cursus économie-sociologie à Paris I. Malgré quelques signes encourageants ici ou là, ces quelques expériences restent isolées et fragiles.

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