« Ne vous demandez pas ce que vous pouvez faire pour l’Afrique... »

Et si les populations africaines souffraient moins de pauvreté économique que de l’image dépréciative que l’on donne d’elles, et qu’elles finissent par accepter ? Jamais en effet les Africains ne sont présentés comme ayant les capacités de donner, de s’en sortir par eux-mêmes, d’apporter leur contribution au concert de l’humanité. Aussi, lorsqu’ils se demandent comment ils peuvent aider l’Afrique, et jamais ce qu’ils ont reçu ou peuvent recevoir d’elle, les Occidentaux font preuve de condescendance et alimentent une conception misérabiliste des éventuelles populations bénéficiaires. Mais si ces Occidentaux doivent cesser de se percevoir comme les bienfaiteurs exclusifs de la planète, les Africains doivent accepter d’endosser un autre rôle que celui de victimes universelles condamnées à recevoir la manne de leurs puissants donateurs. Est-ce à dire qu’il faut adopter le message libéral - « trade, not aid » - et laisser l’Afrique mourir de sa belle mort si elle ne parvient à s’adapter à l’économie de marché ? Non, assurément. Mais cela signifie qu’il devient urgent d’engager avec les populations du Sud des rapports sociaux davantage empreints de parité, ce qui est bien plus difficile que de balancer des sacs de riz d’un avion ou d’envoyer des couvertures dans un pays où il fait 35° C à l’ombre. Et de tels rapports entre pairs ne peuvent réellement être instaurés que si les donateurs mettent ceux qui reçoivent en position de donner à leur tour, que s’ils acceptent de partager le moment du don et de la reconnaissance.

Mais encore faudrait-il savoir de quoi il s’agit lorsqu’on parle de don. Et voir en quoi l’échange par don, lorsqu’il fonctionne correctement, permet aux partenaires de s’accorder mutuellement, et à tour de rôle, des positions sociales valorisantes. La relation de don permet de faire circuler de la reconnaissance sociale, si l’on peut dire, parce qu’elle met en scène des rapports sociaux caractérisés par l’ambivalence et l’alternance. Expliquons-nous. La relation de don se décompose en trois moments remplissant chacun un rôle bien particulier : le moment du don proprement dit, le moment du recevoir et le moment du rendre. Le moment du donner est le moment propre de l’accession à l’estime sociale. D’un point de vue strictement économique, le geste du don est celui d’une personne qui possède une chose et qui décide de s’en séparer. Donner, c’est donc montrer qu’on est capable de s’affranchir provisoirement du besoin de posséder, montrer que les choses matérielles ont moins d’importance que la relation nouée avec les humains. Lorsqu’une personne cède sa place à une vieille dame dans le bus par exemple, elle montre aux autres passagers, ainsi qu’à elle-même d’ailleurs, que cette dame a plus d’importance pour elle que le confort que lui procure son siège. Mais si le donateur doit faire preuve d’un certain détachement à l’égard des choses matérielles, cela ne signifie pas qu’il nie l’existence des choses ou leur importance, car le geste de donner perdrait tout son sens si l’on n’accordait pas un minimum de valeur aux choses échangées. Le don produit donc une certaine reconnaissance en permettant au donateur de montrer à tous qu’il accorde plus d’importance aux personnes sans pour autant déconsidérer les choses. De ce point de vue, la solution aux problèmes liés à la reconnaissance peut paraître simple : tout le monde doit donner, et chacun sera reconnu. Mais pour que les dons soient reconnus, encore faut-il que d’autres acceptent de les recevoir comme tels. Encore faut-il, pour reprendre l’exemple précédent, que la vieille dame accepte de s’asseoir à la place qu’on lui offre. Le don ne procure donc de l’estime sociale qu’à la condition d’être reçu et reconnu par d’autres, et de ce point de vue, le rôle du donataire apparaît donc tout aussi important que celui du donateur. C’est lui qui ratifie le don en acceptant de suspendre un moment sa volonté d’accéder lui aussi à la position sociale valorisante du donateur. II entre dans la relation de don, on le voit, une certaine ambivalence indéterminée. Selon l’angle de vue choisi, le donateur peut en effet être perçu comme le donataire, ou inversement. Le donateur donne des choses de valeur, le donataire, lui, donne de la reconnaissance. Cette ambivalence rend les positions plus facilement réversibles, et favorise le moment du rendre, c’est-à-dire le moment où celui qui a reçu donne, et accède à son tour à l’estime sociale. Le moment du rendre met la relation en mouvement en relançant les cycles d’échanges sociaux. II permet l’alternance.

Nous avons pris l’exemple d’un échange entre deux personnes, mais les relations de don peuvent aussi survenir entre des groupes sociaux. L’important ici est de voir que ce type de relation permet, de façon provisoire et à tour de rôle, l’accès à des positions sociales valorisantes, et donc d’empêcher le monopole de la reconnaissance par un seul groupe. Lorsqu’en 1917, le Lieutenant Colonel Stanton prononce la célèbre phrase « Lafayette, nous voici ! » sur la tombe du Marquis venu en aide aux Américains en lutte pour leur indépendance, il n’engage pas que lui-même, il donne au soutien à la France la valeur d’un contre-don d’une nation à une autre. L’alternance est ici clairement présente, car après avoir été secouru par les Français en 1777, les Américains se trouvent à leur tour en position de secourir leur alliée. Mais l’ambivalence est aussi de mise, car ce contre-don a peut-être été rendu possible par la modestie dont fit preuve Lafayette en disant un jour à G. Washington qu’il était aux Etats-Unis « pour apprendre, et non pour enseigner » [1].

Pouvons-nous espérer voir émerger de tels rapports entre l’Occident et l’Afrique ? Pouvons-nous espérer voir des Blancs débarquer à Ouagadougou ou à Bamako en disant qu’ils sont là pour apprendre ? Rien n’est moins sûr... Ce qui caractérise aujourd’hui les rapports Nord-Sud, c’est plutôt le défaut d’alternance et d’ambivalence. Défaut d’alternance parce que les sources de la dignité et de l’estime sociale sont occupées et monopolisées par quelques nations. Les donateurs ont procédé à une sorte de confiscation du moment du don, et sont de ce fait les seuls à accéder à la reconnaissance. Ils deviennent alors ce que nous appellerons les donnants, i.e. ceux qui donnent tout le temps sans jamais recevoir. Défaut d’ambivalence parce que le moment du recevoir existe, certes, mais tronqué et rendu stérile, car les donnants n’attendent plus la reconnaissance de la part de ceux qui reçoivent : ils la prennent en pensant ne devoir leur reconnaissance qu’à eux-mêmes ou à Dieu, à l’Histoire, à la Science, à la Raison qui les ont, croient-ils, désignés comme donateurs par essence. Le moment du rendre ainsi aboli, les donataires ne peuvent plus véritablement donner à leur tour. Ils deviennent ce que nous appellerons des donnés, i.e. ceux qui reçoivent tout le temps sans jamais donner. La relation de domination, relation de don unilatérale, ne permet pas l’accès alterné à des positions sociales valorisantes. L’exemple qui nous vient à l’esprit pour illustrer ce type de relation est le concert organisé le 2 juillet 2005 pour convaincre le G8 de tout faire pour sortir l’Afrique de la misère : le live8.

Ce qui choque, c’est le faible nombre d’artistes africains ayant participé au concert, alors que la scène musicale africaine est l’une des plus dynamiques du moment. Parions qu’une présence plus importante d’artistes du continent aurait donné une image plus positive et plus forte de l’Afrique que celle de stars mondiales compatissant à son noir destin. Dans ce dernier cas, comme dans les autres, c’est toujours le Nord qui donne et le Sud qui reçoit...

En espérant abolir les rapports de domination, certains auteurs post-modernes proposent de brouiller les pistes en effaçant toutes les frontières entre les acteurs sociaux, en se débarrassant de toutes les différences sociales. Le meilleur moyen de sortir de la domination, pensent-ils, c’est de postuler une égalité de tous a priori, c’est-à-dire indépendamment des relations sociales et interpersonnelles instituées. Plus de dominants, plus de dominés, plus d’ethnies, plus d’Africains, plus de culture, plus d’hommes ni de femmes, plus rien... Seulement des individus indépendants les uns des autres, nouant des rapports contractuels entre eux, et préservant ainsi leur indépendance. Dans ce scénario déconstructionniste, la question de l’accès au don ne se pose plus, puisque sans différence sociale, il n’y a plus de donateurs ni de donataires possibles. Selon nous, ces positions post-modernes ne permettent pas une redistribution des cartes, mais encouragent plutôt à quitter le jeu social. Loin de répondre aux problèmes liés à la reconnaissance, cette stratégie risque au contraire de les démultiplier. Car la dénégation du fait qu’il existe et doit exister des positions sociales valorisantes risque de créer une forme d’appel d’air et de rendre de plus en plus insatiables les revendications des uns et des autres. Ces auteurs post-modernes jettent selon nous le bébé de la reconnaissance sociale possible avec les eaux sales des rapports de domination. II serait donc plus raisonnable selon nous de se poser la question des voies de l’estime sociale auxquelles le moment du don permet l’accès. II faut certes rendre plus souples les frontières produites par la domination, mais conserver tout de même des différences sociales relatives qui permettent de produire une certaine reconnaissance mutuelle entre les partenaires de l’échange. La solution ne peut venir que du partage du moment du don, pas de sa disparition.
Cf. Thomas Balch, Les Français en Amérique pendant la guerre d’indépendance aux Etats-Unis 1777- 1783, A. Sauton, 1872, Paris. Disponible sur http://gallica.bnf.fr/.

Cela paraît de plus en plus difficile car, on l’a vu, les donnants Occidentaux refusent ce partage et conservent une posture arrogante et méprisante à l’égard des donnés Africains. Mais ces derniers participent aussi, malgré eux, à cette domination. Lorsqu’elle est acceptée et intériorisée, la relation de domination peut en effet produire chez les donnés un endettement symbolique fort qui les empêche de se percevoir comme des donateurs possibles. Les donnés prennent alors part à la fabrication et à la diffusion de cette image éternelle d’une Afrique avec la main tendue. Et à l’inverse, lorsque la domination est contestée, refusée ou déniée, les donnés sont bien souvent amenés à basculer dans le ressentiment. Ce ressentiment peut prendre plusieurs formes. Les donnés peuvent s’attacher à pointer, non plus les bienfaits des donnants, mais leurs méfaits. Ils ne se sentent plus redevables mais plutôt investis de la mission de se rebeller ou de venger leurs ancêtres. Ou encore les donnés peuvent considérer qu’ils sont, eux, les véritables bienfaiteurs de l’humanité, mais que ces bienfaits ont été volontairement cachés, afin de les empêcher de prendre la place qui leur revient. C’est le cas par exemple de la plupart des mouvements messianiques, ou de ceux qui se prennent aujourd’hui pour les héritiers directs des prestigieux Egyptiens de l’Antiquité. Mais on sent bien que même ce type de réactions ne nous fait pas véritablement sortir de la relation de domination. Pour les gens du ressentiment, l’enjeu est d’inverser les rapports de domination, pas d’instaurer des rapports paritaires. Leur objectif n’est pas de permettre à tous d’accéder à des positions sociales valorisantes, mais de se les approprier à leur tour et une bonne fois pour toute, ne fût-ce que dans le fantasme. Mais surtout, si la domination se trouve renforcée par les gens du ressentiment, c’est qu’au final, en se positionnant systématiquement en opposition à elle, ils témoignent de sa puissance en même temps que de leur propre faiblesse. « Le tigre ne crie pas sa tigritude, il saute sur sa proie », a écrit l’écrivain nigérian Wole Soyinka pour illustrer sa critique de la négritude, concept qu’il accusait de s’être lui-même « piégé dans un rôle défensif » [2] .

Comment alors éviter ce malaise identitaire qui touche bien des populations dominées ? Le philosophe Africain-Américain Cornel West propose d’adopter une posture tragicomique. Posture paradoxale qu’il définit comme étant « mélancolique et pourtant tournée vers l’avenir », suscitant « le courage d’espérer contre toute attente une amélioration, sans désir de revanche ni ressentiment ». Pour le philosophe, loin d’être une manifestation de naïveté, ce type d’espoir tragicomique est dangereux et potentiellement subversif, parce qu’il ne peut jamais être anéanti. « Comme le rire, la danse et la musique, c’est une forme de liberté élémentaire qu’aucun pouvoir de l’élite n’a la puissance d’éliminer ». Cornel West voit la plus belle et la plus puissante expression du tragicomique dans « l’invention du blues par les Noirs face à la suprématie blanche » [3] . Faisons l’hypothèse que les Africains ne pourront véritablement donner à leur tour, attester leur puissance de vivre, qu’à la condition de s’éloigner des donnants, non pas pour abandonner la bataille, mais pour reprendre conscience de leur force. Eviter l’amertume et le ressentiment dont nous avait mis en garde le vieux Nietzsche, puiser dans leurs vieilles traditions l’énergie d’une renaissance à venir, se rendre ainsi capable et digne d’un nouveau regard sur le monde : voilà, paradoxalement, les conditions d’émergence d’un véritable don des populations méprisées, un don reconnu par tous.

Cet article a été publié la première fois dans le numéro 0 de la revue Chek Point de mai 2006, intitulé « Donner ». Nous remercions l’équipe de Chek Point et en particulier Djamel Kokene de nous avoir autorisés à le reproduire.

Présentation du n°0 sur le site de Chek Point

// Article publié le 18 août 2007 Pour citer cet article : Alain Caillé , Julien Rémy , « « Ne vous demandez pas ce que vous pouvez faire pour l’Afrique... » », Revue du MAUSS permanente, 18 août 2007 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Ne-vous-demandez-pas-ce-que-vous
Notes

[1Cf. Thomas Balch, Les Français en Amérique pendant la guerre d’indépendance aux Etats-Unis 1777- 1783, A. Sauton, 1872, Paris. Disponible sur http://gallica.bnf.fr

[2Wole Soyinka, Myth, Literature and the African World, Cambridge University Press, 1976, Cambridge, cité par Edward W. Saïd, Culture et impérialisme, Fayard, 2000, Paris, p. 325.

[3Cf. Cornel West, Tragicomique Amérique, Payot, 2005, Paris.

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