Bulletin n°3/4. Le sous-développement est une forme d’acculturation (fin)

Suite et fin de l’article de S. Latouche dont la première partie a été publiée dans le n° 2 du Bulletin du MAUSS :
http://www.journaldumauss.net/?Le-sous-developpement-est-une-forme-d-acculturation-1

II. Les objections

La thèse du sous-développement comme forme d’acculturation se heurte à plusieurs objections. La principale consiste â faire ressortir l’écrasante supériorité économique de l’Occident, devant laquelle toute autre considération culturelle doit pâlir [1]. Une autre objection secondaire, concerne le fait que l’impérialisme culturel coexiste avec un Impérialisme politique sinon économique de sens contraire. L’examen de ces deux objections sera pour nous l’occasion de préciser la portée et les limites de la thèse discutée.

2.1 - La supériorité économique objective du Centre.

L’objection de la supériorité économique de l’Occident, se présente comme une évidence de fait. Le regard économique est réaliste, celui de l’ethnologue est utopique. On retrouve la formule d’Emmanuel : « Que le sous-développement soit un retard, c’est non seulement une évidence, c’est une tautologie ». Cette objection entraîne inéluctablement une conception tout â fait différente de l’impérialisme culturel : celui-ci s’inscrit dans la logique prédatrice de l’économie et non dans celle de l’expansion vitale (gratuite) des civilisations. Ramenées à l’unidimensionnalité de l’économique les relations entre les sociétés doivent s’ordonner quantitativement et se classer par plus ou par moins.

Cette conséquence de l’évidence de fait se heurte pourtant alors à d’autres faits bien établis : la domination du Centre et son dynamisme économique ne résultent pas d’une logique de prédation mais d’une logique de don, et en l’occurence, de dons empoisonnés.

2.1.1 - L’économique contre le culturel.

On fera remarquer, non sans l’apparence de bonnes raisons, que le culturel, dont usent et abusent les ethnologues, est un terme auquel on fait dire à peu près tout ce qu’on veut. Pris dans son sens restreint dont on n’aurait jamais dû le faire sortir, dira-t-on, le culturel désigne le domaine de l’art, de la religion, des croyances et des représentations et non celui des réalités concrètes (la production de la vie matérielle).

On admettra, le cas échéant, que sur le plan de la morale ou de l’art, les « primitifs » nous soient supérieurs mais sur le plan plus terre à terre des « richesses » matérielles mettre en parallèle nos civilisations et celles des tribus d’Amazonie en voie de disparition, est une galéjade qui augure mal du sérieux de ses auteurs. Les faits, en l’occurence, les chiffres sont là : ce qu’on appelle sous- développement tient dans l’énorme fossé entre les indices de niveau de vie du citoyen du Centre et ceux des membres des sociétés périphériques.

On ne peut pas vraiment discuter une telle objection. Elle monte en épingle le constat impressionnant d’un montage dont nous avons récusé tous les éléments. Il ne s’agit pas seulement de mettre en doute la pertinence des comparaisons de niveaux de vie entre membres de sociétés différentes que de s’interroger sur la signification de l’économique. L’économique a-t-il une pertinence en lui-même, coupé de tout contexte socio-culturel ? L’objection qu’on examine repose en fait sur un parti pris métaphysique : l’affirmation que la réalité matérielle (production et consommation de produits) existe de façon autonome et possède un sens en elle-même, séparée de l’univers social des représentations (pratique symbolique). Ce postulat métaphysique est celui de l’économie politique, il est aussi celui du marxisme traditionnel, il n’est pas plus démontrable ou réfutable que le point de vue différent qui est le nôtre à savoir que l’économique s’inscrit dans l’ensemble des pratiques culturelles qui lui donnent sa signification et donc son existence sociale. Pris au sens large, le terme » culture » est synonyme de civilisation. Son utilisation extensive traduit l’abandon du physicisme/naturalisme de la réalité sociale, et l’adhésion à une conception du social comme institution imaginaire.

Si l’on y tient absolument, l’analyse du chapitre II nous montrait aussi que du point de vue économique le sous-développement est un « retard », mais ce retard n’est pas seulement instauré concrètement par la destruction des sociétés traditionnelles et l’entropie du capital, il est mis en scène par l’acculturation. L’analyse du chapitre II restait en suspens.

Nous avions bien souligné que la destruction n’était pas que matérielle, nous savons maintenant ce qu’elle est et pourquoi le sous-développement est avant tout un phénomène d’acculturation.

2.1.2 - Donner pour dominer ou dominer pour prendre.

L’économisme est un choix dont nous avons montré la signification métaphysique. Les conséquences qui en résultent pour l’appréciation de certains phénomènes sont plus discutables que le postulat lui-même au fur et à mesure que l’on s’écarte de la « pseudo-évidence » du fait économique massif. Parce que nous pensons que, à tout prendre, le rejet de ce postulat est plus fécond que son adoption, nous optons pour la position « culturaliste » alternative.

L’optique économique réduit toute la réalité sociale à son aspect « matériel », et cet aspect matériel est à son tour réduit en une donnée quantifiable. Toutes les civilisations sont ainsi classables sur une échelle et on peut en dresser le bilan en plus et en moins. Ramenée à son essence, la logique économique n’est qu’un terrorisme de la comptabilité. Il en découle que, dans cette logique, tout ce dont on se dessaisit sans contrepartie visible évaluable constitue une perte, et tout ce que l’on reçoit sans contrepartie se passe par profit. Analysé en économiste, l’impérialisme n’est et ne peut être qu’un gigantesque système de prélèvement à l’échelle mondiale. Sa logique peut se résumer ainsi : dominer pour prendre. Le prélèvement peut se faire de façon directe (le pillage), Indirecte (l’échange inégal et le transfert de plus-value) ou de façon plus subtile encore (la dépendance et les rapatriements de profits), il n’en reste pas moins qu’un flux matériel s’inscrit en actif. En consacrant le chapitre cinq à démasquer les phantasmes sous-jacents à l’image de la prédation, c’est bien cette logique comptable que nous mettions en doute.

Marxistes et néoclassiques sont parfaitement d’accord sur cette logique, leur seule différence provient de ce que pour les néoclassiques il n’y a en système capitaliste aucune nécessité de la domination et du prélèvement alors que, pour les marxistes, la domination existe en vue du prélèvement et ce dernier la perpétue.

Les néoclassiques ont raison, d’une certaine façon, de nier le prélèvement mais tort de nier la domination et les marxistes ont tort d’affirmer le prélèvement mais raison de relever l’évidence de la domination.

Dans la première partie de ce chapitre, nous avons caractérisé l’impérialisme culturel comme une invasion. Ceci évoque une toute autre logique et de tout autres mécanismes. Dans les relations culturelles, plus on donne, plus on s’enrichit et l’on perd, voire même, on se perd si personne ne reçoit le don. Nous l’avons montré au niveau le plus culturel de la culture. Ceci est assez bien perçu par les « gens » de pays développés eux-mêmes dans leurs rapports entre eux. Les Québécois et les Flamands ne dénoncent pas l’acquisition d’une deuxième langue et d’une deuxième culture, mais l’impossibilité de la recevoir. Certes, une culture ne vit que de l’assimilation incessante des apports d’autres cultures. On a pu prétendre cerner la supériorité de l’Occident dans sa capacité à absorber les apports des autres civilisations. Tout ou presque vient d’ailleurs ; les apports scientifiques et techniques de la Chine, de l’Inde et des pays d’Islam sont innombrables, les plantes d’Amérique ont bouleversé notre alimentation. De tels emprunts sont caractéristiques d’une culture en pleine vitalité. Loin d’atrophier notre civilisation et de lui faire perdre son identité, ces apports l’ont enrichie, car ils n’ont pas freiné sa capacité à se répandre. La capacité d’adaptation tient aux circonstances. Les Indes ont adopté le violon européen au XVIlIe siècle sans rien perdre de leur originalité musicale, car le violon n’inscrit pas la gamme diatonique, caractéristique de la musique européenne ; l’Occident a mis deux siècles à créer son identité musicale après avoir emprunté à l’Islam ses instruments et ses techniques. L’invasion actuelle des ondes par la musique internationale américaine compromet la survie des traditions pourtant vivaces dans ce domaine. Le don est valorisant, il confirme la supériorité puisqu’il est reconnaissance par l’autre. L’effet de masse et l’absence de réciprocité provoque une asphyxie.

Si nous recevons tellement de films américains qu’il n’y a plus de place à la télévision et sur nos écrans pour une production nationale et a fortiori pour une exportation, c’est notre capacité à donner corps à notre sensibilité artistique et nos valeurs qui s’en trouve atrophiée [2]....

Les grands coloniaux avalent raison, de ce point de vue, contre les industriels capitalistes-épiciers, lorsqu’ils affirmaient qu’une civilisation qui ne s’étend pas, qui ne se répand pas, s’étiole, entre en décadence et meurt. Sous une forme très mystifiée, ils ne faisaient que percevoir cette logique culturelle. Ce qui frappe dans les discours de ces coloniaux, c’est l’insistance mise sur le don. Il ne s’agit, dans leurs discours, ni de prendre, ni de piller (même si cela arrive) mais d’apporter, de répandre en vrac : civilisation, bien-être, santé, religion, langue etc.

Écoutons Lyautey, orfèvre en la matière, matant la révolte des Sakhalaves. Il écrit entre deux coups de feu :

« . Or nous pouvons, en toute conscience, leur apporter du bien ; Ils sont misérables, rongés de maladies, en souffrent, et le vieux cliché “à quoi bon créer des besoins factices” est ici inexact. Ils n’ont pas le minimum de bien - être et sont malheureux. Ce sont de pauvres grands enfants, apeurés auxquels on peut être des maîtres forts et doux [3] ».

Ceci explique l’incroyable connivence entre conquistadores et missionnaires. Malgré sa dénonciation implacable de la colonisation espagnole Las Casas reste complice des Cortes et autres Pizarre [4].

L’économiste ne verra là qu’hypocrisie et mauvaise foi, alors qu’il y a une part authentique et profonde dans cette « générosité conquérante ».

Les habitants des pays sous-développés commencent aussi à percevoir la logique de la relation culturelle. Dans une interview au journal Le Monde l’un des leaders de la révolution Iranienne, l’ayatollah Shariatt-Madari disait de façon significative : « Nous enseignons ici les philosophies asiatiques et occidentales, de Platon à Hegel et Kierkegaard. Enseigne-t-on la philosophie islamique dans vos écoles [5] ? » À cela répond la remarque pertinente de Garaudy : « Nous ne pourrons changer nos rapports avec le Tiers Monde que si nous sommes persuadés que nous avons quelque chose à apprendre de lui [6] ».

La logique de l’impérialisme tient alors dans cette formule : donner pour dominer. Ce mécanisme de l’invasion culturelle nous entendons l’appliquer à tous les aspects de la culture, pas seulement aux mots, aux représentations et aux symboles, mais aussi à leurs « substrats matériels ». Nous avons déjà montré que la domination était nécessaire à l’expansion du capital et dons que ces cadeaux étaient empoisonnés, que ces dons étaient plus intéressés que ne le seraient des vols purs et simples. Or les flux comptabilisables ne donnent pas raison à la logique économique. On peut le voir facilement si l’on réfléchit de bonne foi aux trois domaines suivants : les biens culturels, l’aide alimentaire, les transferts technologiques. Combiné à la médiocrité des flux « pillés » par l’échange inégal ce constat justifie une autre vision de l’impérialisme.

2. 1.2.1 - Les biens culturels.

Nous avons évoqué dans la première partie de ce chapitre l’invasion culturelle. Nous nous sommes attachés alors à l’aspect purement symbolique de ce phénomène. Les économistes n’ont pu s’empêcher de penser qu’il s’agissait d’une affaire de gros sous. Les pays du Centre exploiteraient les pays de la Périphérie en leur vendant à des prix excessifs les marchandises intellectuelles et artistiques. Il faut dire qu’il arrive que certaines officines privées s’efforcent de faire des profits en vendant films et émissions au Tiers Monde ; toutefois, ce dernier a accès à la culture occidentale à des coûts considérablement inférieurs au coût de production. Les centres culturels sont spécialement conçus pour diffuser, souvent gratuitement, les biens culturels du Centre. Sur le plan économique, s’il y a échange inégal, il est très massivement au détriment du Centre. Les consommateurs du Tiers Monde se « cultivent » très largement aux frais de ceux du Centre.

2. 1.2.2 - L’aide alimentaire.

Si l’Occident affame le Tiers Monde, ce n’est pas en tout cas en vendant les denrées alimentaires de base à des prix exorbitants. On pourrait soutenir l’inverse de façon plus crédible… Sans ce soucier outre mesure de rigueur, certains soutiennent les deux.

Les denrées alimentaires sont pourtant bien une marchandise, et sans doute ce qu’on fait de moins symbolique dans le genre. Pourtant, on peut y voir l’illustration parfaite de cette logique impérialiste que nous avons dénoncée « donner pour dominer ». La Public Law 480 votée par le Congrès américain en 1954 organise la distribution des surplus américains. Même si les tendances mercantiles ne sont pas absentes dans les amendements successifs de 1957, 1966 et 1975, transformant le « food for peace » en « food for cash », la fourniture d’aliments au Tiers Monde s’apparente à la « bonne action ». La législation américaine va inspirer les politiques européennes comme la convention à l’aide alimentaire de 1967. La loi d’orientation agricole française déclare : « La politique agricole a pour objectif de participer à l’effort de résorption de la faim dans le monde en favorisant le développement de l’aide alimentaire ».

La sollicitude des gouvernements du Centre n’exclut pas les bonnes affaires des industriels de la famine. Heinz, président de l’Agro-business Council déclarait : « L’agro-industrie essaie de concilier les besoins des pays en voie de développement avec les intérêts et les compétences de l’agro-industrie ».

En fournissant, même à très bas prix, des denrées alimentaires, le Centre, se débarrasse de surplus difficiles à écouler. Cette politique permet une adaptation moins brutale des structures agricoles. La fourniture de produits alimentaires bon marché, rend les pays du Tiers Monde de plus en plus dépendants du Centre pour leur alimentation. En sept ans, Taiwan a accru ses importations de blé de 531 %, la Corée du Sud de 643 %, le Sahel qui importait en moyenne 330 000 tonnes de denrées alimentaires dans les années 1960 en importe le double dans les années 1970. On prévoit 3 millions de tonnes soit 45 % de sa consommation alimentaire à la fin de la décennie 1980. Le Bangladesh, que les experts de la révolution verte pensaient rendre autosuffisant, devra importer 7 millions de tonnes soit le tiers de sa consommation alimentaire [7].

Cette dépendance alimentaire est-elle une arme pour le Centre ?

Si le cadeau est empoisonné ce n’est pas seulement à cause de la problématique menace de chantage, c’est surtout à cause des effets déjà produits. Suivant les auteurs de « l’industrie de la faim », la P. L. 480 a eu pour résultat d’apprendre aux peuples à « aimer ce qu’ils mangent au lieu de manger ce qu’ils aiment [8] ». La « révolution verte » apportée en cadeau par le Centre a aggravé ce phénomène. Le Bangladesh, déjà cité, ignorait pratiquement cette production auparavant.

Michel Adam a montré comment l’équilibre social se trouvait bouleversé dans un village du Congo par le développement de la consommation de pain en ville et la dépréciation subséquente du manioc [9]. L’entrée massive de produits américains dans de nombreux pays de la Périphérie a bouleversé les traditions culinaires et « déstabilisé » l’identité culturelle. Directement ou indirectement ceci entraîne la disparition des structures agraires traditionnelles avec son cortège de fléaux : élimination des paysans, exode vers les villes, misère et famine.

Ce n’est pas en vendant son blé cher que le Centre présente un danger pour le Tiers Monde (plût au ciel que les pays de la Périphérie n’aient jamais été tentés par cette « bonne affaire » !), même si on peut trouver des cas de spéculations sur la famine, c’est, à l’inverse, dans et par sa sollicitude.

2. 1.2.3 - Les transferts technologiques.

Toute une littérature de « gauche » bien pensante a déployé une grande énergie pour dénoncer l’exploitation scandaleuse dont était victime te Tiers Monde en raison du Transfert de technologie. Le Centre vendrait celle-ci à des prix exorbitants, sans parler de toute une série de trafics louches (sous ou sur facturation, évasion de capitaux etc.). Reprenant de telles analyses à son compte, la charte pour le Nouvel Ordre Economique International, préconise un Nouvel Ordre Technologique International, basé sur le principe de la gratuité du Transfert. Nous n’avons rien contre cette gratuité, là comme ailleurs, il y a le jeu des intérêts privés et les inévitables abus de la logique du profit. Toutefois, le Nouvel Ordre Technologique International, s’il se limite à cette gratuité risque fort de ressembler comme un frère jumeau à l’ancien. Regardons les chiffres. On évaluait avant la crise pétrolière de 1973 le montant total des coûts d’acquisition de technologies par le Tiers Monde à 20 milliards de Francs, soit 1,5 % des recettes d’exportations du groupe de pays concernés. Même si à ce chiffre, on devait ajouter la possible surfacturation des équipements, il faut faire le rapprochement avec les 50 milliards de Francs d’acquisition d’armement par ce même Tiers Monde en 1975 et les 70 milliards de Francs du service de la dette extérieure à cette même date [10].

Le coût du transfert reste modeste. Il faut être sérieux ; même si ce n’est pas forcément une mauvaise affaire pour le Centre, c’en est une excellente pour la Périphérie. Si les pays du Tiers Monde devaient engager les frais nécessaires à la production de cette technologie achetée, il leur en coûterait autrement plus. Même au prix actuel, le transfert est dans l’ensemble un « cadeau ».

Mais, suggère Lambert, « À partir du moment où la technologie serait gratuite et rebaptisée nationale, le nationalisme économique et scientifique y trouverait pleine satisfaction. Et pourtant le problème de l’adéquation de la technique aux besoins ne serait aucunement résolu [11] ».

Toute technologie reçue est une occasion manquée de faire jouer la créativité culturelle locale, de trouver une solution peut - être originale, peut-être mieux adaptée, peut-être même exportable.

Si le Centre recevait autant de technologie de la Périphérie qu’il en donne, il n’y aurait nul inconvénient à profiter de ses apports. C’est de n’avoir rien à donner qu’une culture s’atrophie. La créativité technologique est une dimension fondamentale de toute culture.

2. 2 - La possibilité d’un impérialisme culturel en sens contraire.

Les phénomènes d’acculturation ne sont pas spécialement liés à l’apparition du capitalisme sur la scène de l’histoire. Or l’histoire apporte des exemples d’acculturation qui ne semblent pas concorder avec l’analyse présentée dans la première partie. Il n’est pas rare de voir dans le passé des vainqueurs adopter la civilisation du vaincu ; ceci a été le cas de Rome face à la Grèce, des différents peuples qui ont envahi et dominé la Chine. Enfin, ce fut partiellement le cas pour les Indes jusqu’à la domination britannique. L’analyse de ces trois exemples n’est pas sans intérêt pour éclairer ce qui se joue dans ce qu’on a appelé « impérialisme culturel ».

2. 2.1 - L’impérialisme romain et l’invasion culturelle grecque.

Rome a colonisé la Grèce ; mais, sur le plan culturel, c’est plutôt l’inverse qui s’est produit. Cette objection est intéressante puisqu’elle permet de voir un cas d’acculturation des dominants par les dominés. Toutefois, le développement économique est ici en dehors de la question. Si nous avons soutenu que le sous- développement est une forme d’acculturation, nous n’avons jamais prétendu que toute acculturation est une forme de sous- développement et était incompatible avec l’impérium politique. Au vrai, s’agissant des Latins, il est excessif de parler d’une acculturation dans le sens des Amérindiens. La civilisation du Latium voisine de la Grèce par la langue et l’écriture (par l’intermédiaire des Étrusques), partageait avec la culture grecque un ensemble de mythes et une organisation matérielle et sociale très proche. Les cousins de Grèce avaient mieux réussi sur le plan intellectuel, artistique et scientifique. En adoptant la culture des vaincus, les Romains se sont donnés les moyens d’ajouter à l’impérium militaire, celui de la culture.

« Nous ne pourrons jamais savoir, écrit Momigliano, dans quelle mesure l’impérialisme romain dût son succès à cet effort des Romains pour apprendre à penser et à s’exprimer en Grec [12] ».

Les Grecs, à la différence des « barbares » n’ont jamais été menacés. Ils demandaient aux Romains d’exercer leur hégémonie correctement. Ils se sont à ce point assimilés à leurs vainqueurs que l’empire romain n’a survécu pendant plus d’un millénaire que dans le monde grec avec Byzance. L’empire des « roumi » était, avant tout, un empire grec.

2. 2.2 - L’absorption des conquérants dans l’empire du Milieu.

Au cours de sa longue histoire, la Chine a été envahie et dominée successivement par les Huns, les Turcs, les Mongols, et finalement les Mandchous, pour ne retenir que les invasions les plus récentes. Il est de fait que ces conquérants se sont noyés dans la masse chinoise et ont adopté les mœurs chinoises, tandis que la culture des 18 provinces restait quasi immuable, convaincue de sa supériorité « naturelle ». Ici, l’objection s’annule en quelque sorte d’elle-même.

Il est indéniable qu’il y a un certain « impérialisme » chinois, c’est-à-dire une domination, un rayonnement de l’empire du milieu sur sa Périphérie tout au long de l’histoire. Il est aussi clair que cet impérialisme, sous les dynasties authentiquement chinoises fut rarement militaire et conquérant. La bureaucratie céleste confucéenne n’a jamais eu le goût des armes ni des aventures. Le rayonnement chinois est essentiellement dû à la fascination exercée par une culture riche et complexe. L’attrait d’une civilisation urbaine raffinée et ses productions matérielles variées ont le plus souvent déterminé les « barbares » à se jeter sur le « gâteau », non pour le détruire mais pour y avoir leur part.

Pendant des millénaires, la civilisation chinoise n’a pratiquement rien demandé à personne. Elle n’a rien reçu ou presque, mis à part le bouddhisme et les influences indiennes qui lui sont liées.

Ne cherchant pas sérieusement à dominer, elle n’a pas non plus cherché à donner. L’invasion culturelle des voisins s’est faite par osmose naturelle. Si l’ensemble chinois, au lieu de se fermer sur un projet pacifique d’empire bureaucratique avait laissé jouer le dynamisme de ses marchands, l’Occident aurait eu un redoutable adversaire à affronter pour imposer sa camelotte culturelle et idéologique [13].

2. 2.3 - Grandeur et décadence des civilisations de l’Inde.

Les Indes ont connu quelque chose d’un peu comparable à la Chine. Les nombreuses invasions n’ont pas sérieusement compromis leur identité culturelle. Même la conquête mongole avec la conversion à l’Islam d’une partie de la population n’a été qu’une acculturation partielle. Le problème que pose la conquête britannique n’est pas seulement celui de la destruction des bases économiques du mode de production asiatique, mais la perte de l’identité culturelle.

Si les armes anglaises l’ont emporté à Plassey (23 juin 1757), la supériorité des modes de vie et des façons de penser de l’Angleterre victorienne sur les civilisations indiennes n’est pas évidente. On sait que, jusqu’à la décomposition rapide du XVIlIe siècle, l’Inde était riche et prospère. Ses productions étaient répandues dans toute l’Europe, son système de transport et son organisation bancaire ne le cédaient en rien à ceux de l’Europe. Ses représentants se comportaient à l’étranger comme ceux de n’importe quelle puissance, imposant leurs mœurs, y compris en Occident. Un exemple rapporté par Braudel suffira à en donner une idée. En 1723, la femme d’un marchand indien de Moscou demande à être brûlée vive aux côtés de son mari. Devant le refus des autorités « la factorerie indienne révoltée décide d’abandonner la Russie en emportant ses richesses ». Les autorités russes cèdent devant cette menace. Ils céderont encore une dernière fois en 1767. Mais déjà les Anglais sont en train d’humaniser les Indoux [14]… On peut avancer, ici encore, l’idée que la culture des Indes s’est asphyxiée du fait de l’impossibilité de se donner ou de s’échanger. La « civilisation britannique » comparable sur ce point à celle de la Rome antique n’a guère brillé par ses réussites intellectuelles et esthétiques. Toutefois, elle a consommé et propagé cette culture occidentale dont elle est partie prenante. Sa prodigieuse réussite matérielle (supériorité militaire et productivité manufacturière en croissance continue) rendait l’Angleterre et l’Occident peu perméable aux valeurs étrangères. Intéressés à connaître pour dominer, les Occidentaux se sont montrés très peu réceptifs à une culture qui ne valorise pas les domaines où s’est affirmée notre réussite. Seuls quelques individualités exceptionnelles ont été fascinées par les cultures indiennes. En imposant brutalement nos produits et en offrant nos bibles, tandis que les Mongols imposaient brutalement le Coran et pillaient les soieries. Nous n’avons pas eu beaucoup de succès sur le plan de la religion révélée, mais le culte du mode de vie occidentale, de ses techniques de ses rituels de consommation et jusqu’à son esthétique la plus dégradée se sont imposés aux adorateurs de Brahma, Civa et Vichnou.

Les rapports du Centre avec la Périphérie, au long de cette histoire multiséculaire ont évidemment été très complexes. Si nous pensons que la logique du « Donner pour dominer » a été fondamentale et correspond le mieux à l’intelligence de ce qui s’est passé, elle n’est ni exclusive, ni simple. Les tendances prédatrices des sociétés féodo-marchandes survivent longtemps au sein des formations capitalistes. La colonisation proprement dite est très largement justiciable de ces tendances. Ensuite, la logique de 1 a civilisation capitaliste n’a pas d’expression unique et institutionnelle, elle se met en œuvre à travers des hommes, des firmes, des groupes d’intérêts et des États. Ces acteurs ont des visées et des stratégies contradictoires et sont souvent traversés eux - mêmes par des contradictions. Enfin, le cadeau de l’Occident est empoisonné. La domination recherchée consciemment ou inconsciemment par le don ne se limite pas à une pure contemplation de la puissance pour la puissance. Elle est la condition du dynamisme de l’Occident, dynamisme qui se traduit sur le plan économique par une accumulation illimitée de capital. Dans ces conditions, il est tentant de simplifier les choses, d’enjamber les étapes, de bousculer les intermédiations, de tout réduire à la logique économique du quantitatif, du plus et du moins, de l’avoir/doit et de confondre cadeau et pillage puisque, finalement, le poison contenu dans le cadeau aboutit au même résultat que le pillage : la misère et la mort. Cette méprise a cependant des conséquences considérables : autre vision des processus de sous-développement, autre conception des moyens d’en sortir.

// Article publié le 5 avril 2020 Pour citer cet article : Serge Latouche , « Bulletin n°3/4. Le sous-développement est une forme d’acculturation (fin) », Revue du MAUSS permanente, 5 avril 2020 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Le-sous-developpement-est-une-forme-d-acculturation
Notes

[1Nous ne revenons pas sur le problème de la supériorité de la science occidentale. Nous renvoyons le lecteur aux discussions des épistémologues sur ce point. Quant à nous, nous acceptons les conclusions de Feyerabend : Les réussites matérielles de l’Occident ne sont pas une preuve de la « vérité » absolue de sa vision scientifique.

[2Voir les discussions à propos du refus de Jack Lang d’inaugurer le festival du film américain en 1981.

[3Lyautey - Lettre du 1er août 1898 en pays sakhalave, p. 587 in lettres du Tonkin et de Madagascar A. Colin ; Paris 1942

[4Les textes et les analyses de Nathalie Thieuleux dans son mémoire et surtout sa thèse sur le discours colonial, illustrent parfaitement ce point de vue ; voir aussi Fradin (Jacques), L’impérium, un mythème de l’impérialisme, cahier du CEREL n° 24, Lille 1982.

[5Le Monde des 12-13 novembre 1978.

[6Garaudy (Roger) - Les pauvres toujours plus pauvres - Nouvelles littéraires 4-11 septembre 1980 ; p. 11.

[7IFRI - Les pays les plus pauvres, ed. Economica 1981 ; p. 91 et 93.

[8Lappe et Collins - L’Industrie de la faim. ed. L’Etincelle ; p. 428.

[977. Manioc, rente foncière et situation des femmes dans les environs de Brazzaville. Cahiers d’Études africaines 77-78 ; XX. p. 5-48.

[1078. Chiffres tirés de l’ouvrage de Denis Lambert » Le Mimétisme technologique du Tiers Monde », Economica, 1979 ; p. 24.

[11Ibid p. 24.

[12Momigliano - Sagesses barbares - Les limites de l’hellénisatlon. Maspéro 1979 ; p. 32.

[13- Voulant montrer le caractère contingent de la réussite de l’Occident, Braudel se livre à une hypothèse voisine.

« Supposons, un instant, que les jonques chinoises aient doublé le cap de Bonne-Espérance en 1419, au cœur de la récession européenne que nous appelons la guerre de Cent ans - et que la domination du monde ait joué en faveur de l’énorme pays lointain, de cet autre pôle de l’univers des peuplements denses ! »

Braudel (Fernand) - Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XV-XVIIIe, tome II, p. 518. A. Colin - 1979. (1) - Braudel - op. c1t p. 129.

[14Braudel, op. cit., p. 129.

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