L’étonnement du voyageur
« Il n’est pas indispensable de parcourir sur la carte de grandes distances pour prendre avec l’objet de son étude, et avec soi-même, les distances de la réflexion. Mais un certain degré de dépaysement, naturel ou prémédité, assure au regard cette objectivité nécessaire à la découverte. L’européen de retour de chez le Huron essaie de regarder l’Europe avec le regard neuf et fertile du Huron. L’extrême science a besoin d’une innocence première » [1].
L’étonnement du voyageur [2] est le titre du troisième volume du journal que Claude Roy commence à écrire en 1977 lorsqu’il se sait atteint d’un cancer. Dans ce volume, comme dans les deux suivants,
Le rivage des jours, [3] et Les rencontres des jours [4], il revient sur ses enthousiasmes de l’après-guerre qui l’ont conduit de la Charente à la Chine, de la Chine aux États-Unis, des États-Unis à la Russie, et dresse un bilan dans lequel l’exclamation assertive, marque de fabrique de son style, alors léniniste, cède le plus souvent sous la poussée d’une réflexion politique qui ne se prive plus, dès lors, de connaissances anthropologiques. Dans son œuvre romanesque, dans ses poèmes, dans ses essais, le point d’interrogation de modestie l’emporte, mais s’il admet avoir été la dupe du communisme russe ou chinois–il publie en 1953 Clefs pour la Chine [5]–il fait cependant une critique sans concession de la Kolyma et du Laogaï et cela très tôt, dans les années 70, alors que nombre de germanopratins dont Sollers, Kristeva se font les hérauts de la Chine nouvelle de la Révolution culturelle. Sa conscience politique est marquée au sceau de son expérience, il dit être atteint « de la bougeotte » De la Chine [6], il discute avec Lao-She, dont la mort comme celles de nombreux écrivains chinois qu’il a connus l’a marqué, comme l’a marqué l’ouverture du camp de Bergen-Belsen à laquelle il a participé. Les textes rassemblés dans le volume intitulé Sur la Chine (Paris Gallimard 1979) sont sans équivoque. Cependant la réflexion du voyageur ne se limite pas à ce triste examen rétrospectif. Il met « l’homme en question » [7], mais dans le flot désastreux de l’histoire qui emporte les destins singuliers, il laisse entendre ce que pourraient être les biens communs et les principes fondamentaux d’une société planétaire-plurielle qui saurait affirmer le primat des symboles sur l’économie.
Il est né en 1915 ; on peut rappeler son enfance à Jarnac, sa complicité littéraire de jeunes hommes avec François Mitterrand, son engagement dans l’Action française puis dans la guerre : évasion, résistance, publication de poèmes chez Seghers 1939 puis dans Poésie 40, la guerre, le journalisme ; parmi ses amitiés et ses rencontres signalons : Aragon, Éluard, Mauriac, Paulhan, Giraudoux, Picasso, Vittorini, Duras, Anne et Gérard Philipe, Jean Vilar, Vaillant, Roger Grenier… En 1956, il quitte le PC pour aller vers d’autres rencontres en Italie, en Chine, en URSS, dans l’Europe de l’Est, aux États-Unis, en Israël… Il fera partie du manifeste des 121 ; on ne peut oublier le rôle qu’il jouera à la NRF auprès de Gaston Gallimard, non plus que ses nombreuses chroniques. Présence au monde, témoin discret plus que figure du siècle, il fait, dès la Libération un premier constat.
« La tendance que partout a de ressembler à partout » [8]
Cette première prémisse de la réflexion de Claude Roy date de 1992, mais l’idée est présente dès 1953. Il écrit en effet : « Il paraît que la terre est maintenant toute petite, rien qu’une boule monotone et striée d’avions qui aurait rétréci au passage, où les pays variés ne savent même plus dépayser, où partout la présence obligée des mêmes téléphones, des mêmes automobiles et du même poste de radio ôte au déplacement tout son charme, tout son prix ; on me dit que la terre ce n’est rien que la terre, qu’elle pâlit en vieillissant, que les mœurs différentes et les langues et les couleurs de peau, et les façons de voir ne sont plus que l’assaisonnement superflu, déjà s’évaporant, d’un petit nombre d’éléments constants tellement ennuyeux d’être partout pareils » [9]. Le dépaysement n’est plus possible, « Le vaste monde », titre du dernier chapitre, est bien une antiphrase. Ce qui est perçu aujourd’hui sous les termes de globalisation ou de mondialisation est conçu par Claude Roy dès 1950. Il enrichira cette réflexion en 1960 dans l’Homme en question puis en 1992 dans Les rencontres des jours. Ce premier constat d’une uniformité accrue des cultures le conduit à opposer le voyage au déplacement et à considérer que « se déplacer n’est rien que le vain travail de voir divers pays » [10]. Cette phrase est empruntée à Valéry Larbaud qui l’emprunte d’ailleurs lui-même à Maurice Scève, le poète lyonnais. La réflexion de Claude Roy est assez simple : pourquoi voyager si le voyage conduit seulement au même ? François Jullien dans son avant-dernier ouvrage Il n’y a pas d’identité culturelle, est amené à la même conclusion : « l’uniforme sert de semblant et de simulacre à l’universel. » [11] François Jullien. Comme Claude Roy, il constate « l’aplatissement généré par l’uniformisation mondiale et commerciale ». L’univers semble formaté par une standardisation qui tend à faire prendre pour universel un stéréotype commercial. Babel n’est plus Babel, mais une boule monotone où l’amalgame, nous dépossédant des qualités du particulier, nous conduit au pire des conformismes : lapalissades, truismes, évidences et poursuite d’un réel décharné par le commun ou réduit en folklore qui s’évapore de n’être que soi.
« Un conservatoire de différences »
Qu’y aurait-il donc dans le voyage ? En quoi était-il dépaysant pour que le retour au pays fasse sens [12]. Serait-ce seulement comme il le suggère dans un poème intitulé : « l’amitié de Wang Wei » que « le but secret du voyageur est d’ignorer où il va » [13] ? Claude Roy laisse entendre quelques réponses, il suggère, il conduit à penser par des analogies, il offre un lointain à la pensée, mais il se permet aussi de dégager, pour sa gouverne, quelques grandes lignes. Dans L’étonnement du voyageur, il affirme par exemple d’une part que : « la société marchande fabrique de l’uniformité dans l’architecture, les idées, les produits, les gestes. La mort produit une ressemblance celle de la table rase. Et d’autre part il souligne, en citant François Jacob, le biologiste, que « la vie fabrique de la différence ». [14] La différence sera pour lui ce qui provoque l’admiration, la diversité du vivant. Par exemple, que le Conservatoire botanique de Porquerolles dispose de « 155 variétés de pêchers, 154 de figuiers, 83 de mûriers (…) 2600 espèces de semences méditerranéennes. » est pour lui : « l’approximation modeste d’un paradis. » alors que : « Comme la pensée contemporaine, l’agriculture moderne fait appel à un marché très réduit de variétés très spécialisées dans l’extension menace les variétés anciennes ou traditionnelles ». [15] Ainsi, le sentiment de dépaysement tient de l’étonnement merveilleux devant la diversité du monde. On croirait entendre Henri Raynal quand en 1979, il s’émerveille du « prodigieux gaspillage d’imagination de la création ». [16]. Claude Roy célèbre en effet les différences, les bigarrures des œufs de Pâques que sont les civilisations, le chatoiement des différences rendues sensibles par les voyages qui dépaysent parfois tellement que leur altérité a pu sembler à certains impensable. Cependant si « les bottes de sept lieues nous permettent de nous distraire le regard avec la contemplation de mille vérités secondes » [17] dont il est plaisant de faire l’inventaire, mais le danger serait dans la simple jouissance de l’exotisme, de ce qui « jette de la poudre aux yeux (…) avec toutes les manières bizarres d’être ou ne pas être » [18], et ne conduit pas à penser plus avant en direction de vérités premières dont le grave éclat se modifiera pour lui comme dans la conscience collective de 1953 à 1993. En effet s’il admet en 1979 la leçon de Pascal et de Montaigne qui veut que : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » [19] soit devenue un lieu commun, il pense, également, qu’une assise idéale profonde s’impose sous le vernis des vérités secondes.
Analogies
Le goût de la diversité veut que l’on s’étonne que le deuil se porte blanc à la Chine et noir en Occident. Mais à l’arbitraire des cultures et des mœurs et des renversements de perspective engendrés par cette considération, Claude Roy opposera la vérité première : celle qui souligne non pas la différence des rites mais le fait que chaque culture développe des rites susceptibles d’absorber la douleur de la perte. Sous la valse des langues et sous celle des noms, ce qui surgit pour lui dans l’inattendu engendré par la diversité, c’est la part d’humanité commune qui déborde la simple identification par différence. Non qu’il veuille réduire l’étape de fascination devant la culture de l’autre, étape que l’on rencontre chez les plus grands le Tolstoï des Cosaques [20], L’Arseniev du Voyage sur les rives de l’Oussouri [21], le Stevenson de La route de Silverado [22], mais parce que sa réflexion le conduit à passer outre. S’il ne nie pas l’enseignement singulier qui lui est offert par la poésie chinoise classique, ou dans sa rencontre avec Lao-She, avant la Révolution Culturelle, il est cependant conduit à orienter sa pensée en direction de la part commune des hommes qui se révèle dans des analogies lesquelles, peu à peu, deviennent récurrentes dans son œuvre : celle du funambule et celle des œufs de Pâques.
Analogie du danseur de corde qu’il reprend à son compte mais qu’il doit à Vladimir Pozner, successivement français, allemand, américain, et russe. « Vladimir Pozner me faisait remarquer un jour que, sur leur fil de fer, les équilibristes japonais se servent d’ombrelles comme balancier, que les Russes utilisent un yatagan et un samovar, les Américains un drapeau étoilé et une carabine du Far-West, que les Chinois tiennent un balancier de bambou et deux lanternes de papier, mais que de toute façon, l’élément constant c’est un homme pieds nu sur un fil de fer tendu et que le reste est secondaire » .Si la variation des cultures a de quoi surprendre, l’élément constant est « un homme en équilibre sur le fil de la vie. » [23]. L’interprétation nietzschéenne à laquelle Vladimir Pozner et Claude Roy ont certainement pensé n’est en l’occurrence pas à exclure ; en effet, ne vit pas et meurt celui qui n’est pas confronté au différent, à l’altérité ; le même est mortifère. L’analogie proposée par Claude Roy en 1992 est à prendre d’un point de vue anthropologique, elle souligne ce que l’humanité a en partage. Mais cette part commune, il ne faut pas l’assimiler au sens commun. Dans l’Homme en question, il souligne le caractère artificiel et rassurant) des proverbes, de la « sagesse des nations ». Il fait alors la critique de cette pseudo part commune qui bascule dans l’idée simpliste d’une nature humaine « dont la défroque change, mais dont le fond est immuable : on s’aperçoit vite que les proverbes ont un tel caractère d’évidence, de banalité, que cela empêche d’y attacher beaucoup d’importance. Malgré les obstacles de la langue, des croyances, des intérêts et des préjugés il y a en effet une immense enfilade de portes entre les nations (…) le grand fond de l’humanité est effroyablement commun » [24]. « Cette sagesse-là, qui permet de s’extasier à bon compte sur l’universalité de l’espèce humaine, d’entonner le thème de l’homme éternel pareil lui-même sous tous les cieux, tous les siècles toutes les latitudes, homme depuis que l’homme est homme. ». Cette sagesse-là ne sera pas celle de Claude Roy, son universalisme ne sera pas fondé sur l’a priori de l’appartenance à la grande famille des hommes. Si Claude Roy est conduit à penser aux éléments constants d’une société à l’autre, c’est, après examen, un peu comme s’il prenait à rebours l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique de Kant que plus important ne réside pas dans la diversité du caractère des peuples, mais dans la part d’humanité commune. C’est une position assez paradoxale qui consiste à penser que le plus court chemin d’un homme à un autre passe par l’examen de leurs différences, parce que c’est dans l’éclat de la différence que le commun s’avère pensable. Ainsi le goût du dépaysement, « la bougeotte » qui saisit Claude Roy l’amène à percevoir le même là où, dans un premier temps, il ne voyait que du différent, et il illustre cette idée dès 1953 avec l’exemple des œufs de Pâques.
« On a beau monter ou redescendre le quadrillage des longitudes, des latitudes, les surprises sont toujours bien plus à l’extérieur qu’à l’intérieur. Les civilisations sont comme des œufs de Pâques : qu’on les peigne en rouge, en vert, en bleu, en noir, la coquille de la couleur locale, si on la casse, ne révèle jamais qu’un peu de blanc ou de jaune » [25]. On pourrait certes discuter, la culture n’étant pas en position d’extériorité par rapport au sujet. Mais cette analogie est immédiatement illustrée par une autre : « Quand je suis parti la dernière fois pour l’autre bout du monde, une que j’aime bien souriait sur le quai. Elle a un peu pleuré (…) (…) Puis plus tard, à la gare de Pékin « le jour j’ai été accompagner, avec une jeune camarade chinoise, son ami médecin qui partait vers le Tibet pour aller soigner les malades là-bas (…). Et quand le train disparut sous la verrière du hall, dans la nuit qui n’en a fait qu’une bouchée (…) vous pleuriez sur mon épaule Tan-Hoa, avec la même désarmante absence d’originalité que cette autre à Paris, avec les mêmes larmes, composées de la même eau, des mêmes éléments chimiques » [26].Le monde est pour Claude Roy « strié de ressemblances, et rythmé d’analogies, l’écorce des arbres, leurs feuilles et leurs ramures sont infiniment variables, mais la sève est toujours identique. » [27] Ainsi l’idée d’une communauté des émotions à laquelle s’ajoutent en 1979 « la façon qu’ont les mères d’aimer leurs petits, de les bercer (…) la façon qu’ont les jeunes filles de rougir sous le regard des jeunes gens, la façon qu’ont les riches d’être riches, et les pauvres d’être pauvres c’est partout même façon » [28]. Il confirme cette thèse en 1992 toujours en se démarquant d’un universalisme a priori et du « mythe de la Grande Famille des Hommes, l’image pieuse d’hommes tellement frères que déjà jumeaux. » [29].
Ce faisant, il semble s’inscrire en faux contre toutes les thèses différentialistes qui se sont développées avec Lévi-Strauss mais aussi avec les séquelles du relativisme ethnographique qui font florès alors dans les théories de la communication développées à Palo Alto. Il n’est pas dupe de cela et cherche une issue à la querelle de l’universalisme et du relativisme. « Dans le jeu de bascule entre l’idée d’une nature humaine si universelle que quasiment constante et unique, et le relativisme ethnographique absolu qui récuse le mythe de la grande famille des hommes (…) Il n’est pas facile de garder l’équilibre ». [30]
Universalisme ou relativisme ethnographique
Conservatoire des différences ou constance d’éléments premiers révélés par les analogies ? L’expérience des voyages, même si le dépaysement fait question, l’a « retenu de persister dans des erreurs trop répandues à son époque et l’a dépouillé de quelques sophismes, illusions et balivernes qui encombrent encore beaucoup de têtes ». [31] D’un côté, il fait la critique d’un humanisme a priori et d’un universalisme occidental qu’il connaît par différence pour avoir non seulement beaucoup voyagé mais surtout lu systématiquement la littérature chinoise, les sinologues français, des jésuites à Granet, puis les sinologues anglo-saxons, (et ceci pendant 40 ans) et de l’autre, il n’admet pas, même si la variété des hommes est telle : « de dire que l’homme est une mode récente est déjà démodé, qui ne reviendra pas, et qu’un humaniste est un chien, comme disait Sartre de l’anticommuniste » .
« Je fus donc le contemporain et, je le confesse, pendant une ou deux saisons presque tentées d’être la dupe d’une étrange folie. Des hommes qui avaient projeté d’établir sur cette terre le règne de la fraternité, (…), réinventaient allègrement le racisme et les hiérarchies ethniques qu’ils avaient passionnément niés. Un racisme de gauche prenait ainsi la relève du racisme de droite. Tout ce qui dans les révolutions étrangères de notre temps pouvait apparaître comme saugrenu, irrationnel, monstrueux, barbare ou mensonger, était gaiement attribué aux caractéristiques nationales, à l’essence ethnique ou aux racines historiques des peuples en question. L’idolâtrie de Staline, le mensonge érigé en art d’État, les innocents avouant avec complaisance des crimes imaginaires, la russité expliquait tout cela. (…) On redoubla de racisme ‘progressiste’ à propos de la Chine. » . [32]
Claude Roy s’insurge en effet contre l’idée d’une altérité radicale prônée par les maoïstes. L’idée qu’il est impossible, pour des raisons épistémologiques de juger du laogaï, (préciser) des déportations et des meurtres de la révolution culturelle, est pour lui inadmissible parce qu’elle est démentie par son expérience : « Quant aux Chinois impassibles, sans nerfs, héroïques, ascétiques, chastes sans effort et armés de gènes déjà maoïstes avant la naissance, je les avais découverts tout différents, sensibles, sentimentaux même, capables de toutes les passions et d’où toutes les réactions de l’espèce humaine en général ». [33] Dans un article antérieur intitulé avec une simplicité provocatrice : « Les Chinois sont-ils des hommes comme nous ? » [34] Il met en lumière combien la dialectique historiciste française a été le lieu « d’acrobaties intellectuelles confondantes » qui n’étaient que « répétitions d’aberrations du stalinisme ». [35] « La maolâtrie » écrit-il, clôt « l’ère du soupçon » et l’écrasement de tout esprit critique, ceci au nom de la spécificité chinoise. « L’altérité de la Chine, écrivait Julia Kristeva, « est invisible si celui qui parle ici, en Occident ne se place pas quelque part où notre tissu monothéiste et capitaliste s’effrite » (…) L’altérité chinoise explique tout, absout tout, illumine la ténèbre des tournants obscurs ou l’infamie des camps ». [36]
Ces pages datent de 1976, entre-temps, la lecture de Simon Leys, qu’il cite à ce moment-là, et la lucidité de Guy Debord à l’égard du maoïsme avaient déjà fait leur chemin ; il reviendra sur Simon Leys en 1989 en soulignant que : « Les habits neufs du président Mao est un des rares livres sur le sujet que l’on puisse lire vingt ans après et où tout est confirmé, vérifié, éclairé–éclairant ». [37] La même année, il rend hommage à Guy Debord : « qui n’est tombé dans aucun des pièges à tigres et des attrape gogos de l’époque. Il n’aura été dupe ni de l’idée que l’URSS exigeait qu’on ait d’elle, ni d’aucune des variations du stalinisme ». [38]
Récusation donc d’un humanisme a priori pour sa dimension tautologique fondée sur une discutable nature humaine et récusation du relativisme ethnographique absolu dans ses conséquences politiques. Claude Roy prônerait-il un universalisme relativiste ? Son dernier grand livre, si l’on excepte son journal de 1994-1995, intitulé L’ami qui venait de l’an mil [39] est une forme de réponse à la querelle de l’universalisme et du relativisme.
« Notre reflet dans un miroir à peine un peu autre »
La formule date de 1992, mais cette image de l’autre, de l’étranger « miroir dans lequel nous ne nous sommes pas tout de suite reconnus » [40], est présente en 1960 dans l’article important qu’il consacre à Claude Lévi-Strauss. Avec ce dernier, il constate que « Les hommes n’ont pas toujours été persuadés que les autres hommes fussent des hommes », mais aussi, que six siècles avant notre ère, les Chinois disaient : « Entre les quatre mers, tous les hommes sont frères. » et que deux siècles avant J.-C., Ératosthène, philosophe grec, pressentait que cette fraternité universelle débordait peut-être les frontières du monde connu : « seule la région que nous habitons nous-mêmes et que nous connaissons écrivait-il, est appelé l’œcumène, l’univers humain. Mais il est fort possible qu’il existe dans la zone tempérée, un ou plusieurs autres continents habités ». [41]
Claude Roy admet donc que l’homme n’est pas une nouveauté et que « l’homme s’est connu bien avant de se reconnaître en autrui » [42], mais il insiste sur la modification du raisonnement qui fait que l’on passe par exemple du musée d’Ethnographie au Musée de l’Homme. (Pour revenir maintenant au Musée des Arts Premiers). De la même façon, il souligne la façon dont Lévi-Strauss définit l’ethnologie : « étude de phénomènes sociaux - pas nécessairement plus simples (comme on a si souvent tendance à le croire) - que ceux dont la société de l’observateur est le théâtre, mais qui, en raison des grandes différences qu’ils offrent par rapport à ces derniers, rend manifestes certaines propriétés générales de la vie sociale ». Ce dont Claude Roy a pu faire l’expérience dans ses propres voyages, il le retrouve dans Tristes tropiques et plus largement dans la pensée de Lévi-Strauss qu’il considère comme « le fondement essentiel d’un véritable humanisme moderne ». [43] Toutefois la lecture de Lévi-Strauss le conduit à éviter l’effusion d’une embrassade universelle et superficielle car : « Il est possible que tous les hommes soient frères. Caïn et Abel l’étaient aussi ». [44] Avec Lévi-Strauss, il est enfin conduit à se méfier des analogies rapides qui nous plongent dans le truisme chaleureux et rappelle que « quand les constructeurs d’analogies collectionnent les traits communs à toutes les sociétés et en tirent de réconfortantes conclusions, Lévi-Strauss se borne à murmurer qu’il y a qu’un seul trait qui soit universel, absolument commun à toutes les sociétés, c’est la prohibition de l’inceste » [45].
Ces considérations sur l’homme qui datent des années 60 aboutissent en 1992 et 1993, peu de temps avant sa mort, à reconnaître : « Je ne contestais pas que la Russie avait eu un passé différent du nôtre, sans Réforme, peu de Lumières, pas de Révolution, et beaucoup de despotisme. Mais je me souvenais surtout des Soviétiques qui pleuraient en parlant de leurs déportés ou exécutés, qui haussaient les épaules en lisant les coquecigrues de la Pravda, qui riaient des bêtises officielles, et dont la singularité et la différence n’empêchaient point de les reconnaître comme notre reflet dans un miroir à peine un peu autre » [46]. Dans ce relativisme universaliste, le sentiment de dépaysement et d’altérité n’est pas un obstacle à la perception de l’humanité de l’autre. La personne humaine est pensable dans la société dont elle dépend très étroitement, mais elle est aussi porteuse d’humanité commune, et lorsqu’il parle 1993 de Soljenitsyne, qui peu à peu est tombé dans l’oubli, il n’omet pas la dimension historique, culturelle, la russité d’un Soljenitsyne, « zek désarmé (…) ennemi civique numéro un du pouvoir soviétique ». [47]
En 1953, il revient de Chine ; il est alors favorable au projet du communisme chinois, il ne quittera d’ailleurs le Parti Communiste Français qu’en 1956, après l’écrasement de la Hongrie. Ce qui lui semble alors être le « bien commun que tous accroissent en le partageant » [48] ressemble fort au bonheur communiste dans sa variété chinoise. Mais son évolution l’amène à concevoir que la vérité première, donnée à partager universellement, n’est pas seulement celle de l’exploitation de l’homme par l’homme. En 1972 il publie Nous [49], le deuxième volume de son autobiographie ; Dans cet ouvrage au titre programmatique, il fait part des rencontres, des engagements politiques, de ses retours en France, et des premiers constats qui sous forme de paraboles concernent l’universel. Plusieurs récits proposent l’émergence d’une humanité commune là où l’histoire et les cultures divergent. Ainsi Marina, Une jeune fille ailleurs, Chine an II. [50]Dans ces trois récits qui concernent l’URSS, la Révolution chinoise et les États-Unis, les protagonistes sont surdéterminés par l’histoire de leur nation, leur culture, leur condition sociale, leurs origines. Leur « ineffable personnalité secrète » [51] ne peut exister hors de cette particularité culturelle. Ce qui est le propre de Kay, la jeune fille ailleurs métisse dans une Amérique raciste- la conduit à idéaliser la France de façon excessive : « Sa chambre était une chapelle d’ardente admiration de la France ». [52]. Marina, la Russe, par son désir d’être utile à autrui, d’être capable de dons au-delà du simple service, est un de ces personnages oblatifs dont est riche la littérature russe et dont on trouve les modèles contemporains chez Ludmilla Ulitskaïa. Agie par cette russité, elle rejoint, pour la servir, la Grande Patrie Soviétique pour finir au goulag, en Sibérie. Les étudiants chinois Ah-Siou et Wang-Kaï, volontaires, envoyés dans les montagnes vivre avec les paysans, font honneur à leur idéal politique et vont jusqu’au sacrifice de leur amour. Tout les sépare des paysans : le dialecte, la pauvreté ; mais leur générosité qu’ils assimilent à l’idéal communiste va bien au-delà de l’idéologie maoïste. Dans ces trois récits témoignages directs de Claude Roy, chaque être est le fruit d’une situation historique, mais chacun d’eux est également porteur d’un espoir social, chacun d’eux agit et espère, et Claude Roy, qui fait retour sur ces épisodes vécus vingt ou trente ans auparavant, reconnaît ses propres aspirations dans le miroir à peine un peu autre de ces êtres qu’il a aimés.
Nous
Comment penser dès lors la question difficile parfois nommée à tort identité culturelle ? Comment énoncer la recherche d’un relativisme culturel acceptable ? Comment Claude Roy conçoit-il un Nous ? La première étape de son raisonnement, affirme qu’il n’y a pas eux et nous mais une commune humanité dépassant les écarts qui existent entre nous et les autres pour reprendre la formulation de Todorov. François Jullien dans Il n’y a pas d’identité culturelle clarifie avec justesse le contour idéal des termes universel, universalité, universalisme. « L’universel, nous dit-il, est à concevoir à l’encontre de l’universalisme celui-ci s’imposant souverain et croyant posséder l’universalité » [53]. L’universalisme, celui auquel fait référence le Claude Roy de 1953 qui nous conseille de lire Vladimir Ilitch Lénine, c’est celui qu’Alain Caillé appelle : « l’universalisme totalisateur (…) qui, visant le tout, manque nécessairement la particularité ou la singularité du sujet concret (…) qui peut être vu comme une pathologie de la quête de totalité ». Il s’oppose au communautarisme qui selon Alain Caillé est symétriquement une pathologie de la quête de différence : « l’universalisme en quête de totalité ne veut pas voir le singulier qui fait échec à son entreprise de totalisation. Le communautarisme revendique sa différence particulière sans voir qu’il détruit ainsi ce qui permet aux non-semblables, aux différences de coexister ». [54] Claude Roy quant à lui dès 1960 notamment dans sa réflexion sur Claude Lévi-Strauss mesure les dangers des positions différentialistes ou communautaristes, positions que l’on pourrait encore qualifier d’identitaires. Elles essentialisent dangereusement les cultures, et proposent une image que vient démentir la singularité des êtres. « Je sais bien, les Chinois sont orientaux, et les orientaux impassibles, ils ne montrent jamais leurs émotions ces gens-là c’est dissimulé ». [55] Cette généralisation qui relève de l’étiquette identitaire, Claude Roy sait pertinemment qu’elle conduit au racisme auquel il s’oppose avec une grande constance - position morale assez partagée- mais il s’efforce, ce qui est plus rare, de penser les mécanismes du double mouvement de totalisation énoncé aujourd’hui par François Jullien et Alain Caillé. « Bien sûr il y a la grande famille des hommes. Mais à ne considérer que « les liens de parenté » des hommes entre eux, on risque pour combattre le crime de racisme de tomber dans les erreurs du fixisme. (…) La Nature humaine serait une essence éternelle » [56]. Claude Roy met en lumière les limites d’une généralisation molle, celle qui concerne la nature humaine reposant sur un universalisme occidental qui ne tient pas compte de la pensée chinoise. Mais Il reconnait que l’exploitation de l’homme par l’homme est universelle : « Je constate simplement, que le seul rideau de fer qui puisse séparer les hommes c’est le rideau de fer qu’interpose entre les misérables les quelques-uns à qui la faim de la plupart est finalement profitable » [57].Toutefois, Comme on l’a déjà souligné, il dénoncera, quelques années plus tard l’idéologie totalitaire fondée sur cette universalité. Le communisme chinois dont la dimension messianique avait pu le séduire est fermement dénoncé à partir ces années 70. Mao Tsé Toung devient un Ubu roi dont il saisit le grotesque.
Ecarts, ressources, tensions
Claude Roy critique surtout la manière de voir en termes de différence. « La différence écrit François Jullien est classificatrice, l’analyse s’opérant par ressemblance et différence ; en même temps qu’elle est identificatrice : c’est en procédant « de différence en différence » comme le dit Aristote, qu’on parvient jusqu’à l’ultime différence livrant l’essence de la chose qui énonce sa définition » [58]. Claude Roy comme aujourd’hui François Julien, refuse en effet le jeu des différences essentialisantes ; son expérience et ses connaissances historiques l’éloignent du fixisme identitaire, il ne pourra comme Kant ou Rivarol énoncer clairement ce que c’est qu’un Français, un Russe, un Chinois, ou un Américain. Parfois, il souligne malgré tout que pour penser « comme cela » il faut être né pendant des générations près de la Grande muraille, porter de petites lunettes et sourire avec bienveillance…Il ne prend pas les risques d’Andreï Makine qui dans « La question française » [59] accepte de se livrer à cet exercice.
Afin d’échapper à logique classificatrice fondée sur la différence, François Jullien propose pour sa part d’employer le terme d’écart, de penser « l’entre » qui sépare sans distinguer radicalement à la manière essentialisante qui enferme dans des blocs clairement séparés. Claude Roy a une position très proche, ce n’est pas à ce faux gage de démocratie du « respect des différences » que nous convie l’auteur de L’ami qui venait de l’an mil. En effet, comme François Jullien, qui d’ailleurs est plus court sur ce point, il connaît et pratique les ressources de sa propre culture et ceci en grand lettré. En 1953 par exemple, il publie en même temps De la Chine et Le Commerce des classiques [60], où il est question d’Hérodote, de Jarry, des Pères de l’église, de Saint-Simon, d’Hölderlin, de Diderot, de Benjamin Constant. En dos de couverture, il affirme : « connaître mieux Stendhal que le plus intime de ses amis » [61]. Conscients d’ailleurs de ce que doit être sa culture, il publie dans cet ouvrage un « Essai sur (son) ignorance de la Grèce » qui ne souffre aucune équivoque : « Je suis, tu es, il est, nous sommes les héritiers de la culture grecque ou latine. Bien entendu. Mais d’un peu plus près qu’est-ce que cela veut dire ? (…) « Nous sommes la plupart du temps des héritiers qui s’ignorent ». Il examine les ressources de cet héritage qui consiste pour lui en un double capital : d’abord un héritage passif qu’il compare à une décoration, extérieure à qui se dit héritier : « un capital (…) des trucs, le mot démocratie » [62] puis il souligne l’existence d’un capital actif qui fait « que l’on trouve en Grèce ce qu’on y apporte et un peu davantage » [63] […] le moine de Cluny, le prêtre Louis quatorzien, le romantique allemand, le militant révolutionnaire contemporain, on peut faire tout le voyage de la Grèce au propre comme au figuré et en revenir enrichi ». Claude Roy confirme enfin qu’« on trouve essentiellement ce que l’on cherchait » [64]. De la même façon, après avoir lu les sinologues français et anglais, il peut mesurer les écarts qui séparent la vue d’un même objet : celle des jésuites et de Granet, de Granet et des anglo-saxons. C’est la fécondité de ces écarts, qui intéresse Claude Roy aussi bien entre les cultures qu’à l’intérieur d’une même culture si on est capable d’en faire un inventaire. À propos de ce que F. Jullien nomme les « ressources » de chaque nation, Claude Roy remarque que : « l’Espagne ce n’est pas Don Quichotte et Sancho Pança c’est l’un PLUS l’autre », [65] exactement comme Wolff Lepenies qui comparant les trois cultures de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre souligne les tensions constitutives de chaque nation au moment de l’avènement des sciences sociales. La France est-elle celle des hommes de lettres ou celle des sociologues ? Celle de Péguy ou celle de Durkheim [66] ? De même il écrit encore « Au XIXe siècle tout Anglais était soit un benthamiste soit un coleridgian » [67].
La tension interne au sein d’une même culture est une ressource particulière comme la tension entre les cultures. Lorsque Paul Valéry écrit son fameux discours sur l’Europe en 1919 en s’appuyant sur la théorie des trois sources - un européen est un français, un chrétien et un grec, il insiste sur les tensions qui font agir le monde chrétien : tension entre l’esprit et la loi, les œuvres les actes, la raison et la foi, le pouvoir spirituel et le pouvoir matériel. La fécondité culturelle est, selon Valéry, le fruit de ces tensions [68], elle l’est aussi pour Théodore Zeldin dans son Histoire des passions françaises. [69] « Ressources », « fécondité » sont les termes employés par François Jullien et que Claude Roy illustre par anticipation revenant sur la question de l’universel pour conclure ainsi : « Après avoir réfléchi vingt ans à la question, je ne crois pas à l’existence d’un homme éternel, d’une immuable nature humaine dont l’essence serait la même sous tous les climats, à tous les âges de l’histoire, de toutes les sociétés. Entre un prêtre d’Ammon Râ de la XXIIe dynastie, un anabaptiste de Munster au XVIe siècle et un chef de cabinet du ministère Bidault en 1949, il y a autant de rapports qu’entre l’iguanodon, un fourmilier et un chat de gouttière » [70]. Mais il avoue avoir fait, à la même date, une collection qu’il rassemble dans un Trésor de la poésie populaire [71], pour lui plus universelle que la poésie cultivée par un seul homme : « Plus universelle ? Ceci demande un mot d’explication : les peuples se rejoignent par leurs sommets et par leurs racines et diffèrent par l’entre deux » [72]. Il donne ensuite une série d’exemples de chansons espagnole, bulgare, chinois, finlandaise, et américaine pour conclure : « Il n’y a pas un pays, où on ne puisse, si l’on cherche bien, retrouver dans la poésie populaire ce thème le jeu du « si j’étais ». Il finit par admettre que ce sont des lieux communs et qu’ : « il n’y a qu’à être un humain avec cette irrépressible nécessité de faire éclater ses limites, (…) d’être soi et d’être les autres » [73] pour être à l’épreuve de ce sentiment la communauté humaine se trouve dans la constance de ces expériences primordiales qui débordent la simple émotion. Est-ce la lecture de Lévi-Strauss qui l’amène à cette conclusion ? Il est difficile de l’affirmer tant il se sent en communauté de pensée avec ce dernier.
Traductions enfin
François Jullien conclut par la nécessité de la traduction. Un dialogue « ne peut se faire que dans la langue de l’une et de l’autre autrement dit entre ces langues : dans l’entre ouvert par la traduction » [74]. Claude Roy acquiesce, il a passé son temps dans diverses ambassades à importer la culture des autres plutôt qu’à chercher à exporter la sienne. Son dernier grand texte, l’Ami qui venait de l’an mil, est exemplaire du dialogue appelé par François Jullien. Ce dernier livre à valeur testamentaire, est une biographie en sympathie de Su Dongpo, poète chinois du XIe siècle, de la dynastie des Song, poète qui, s’il avait pu le connaître, aurait été son ami. Il le sait par ce qu’il apprend de lui dans sa biographie, dans ses poèmes, et malgré l’écart très grand entre les deux cultures. Écarts essentiellement dus à la langue et au « torrent des âges » mais qui n’empêche pas cependant Claude Roy de voir, comme Maître Su, la lune accrochée aux arbres sur le bord du lac. Il sait très bien cependant que Su Dongpo et lui-même ne sont pas les seuls à avoir eu cette vision : l’image est récurrente : « Archiloque le Grec, Émilie Dickinson de la Nouvelle-Angleterre, ont décrit la lune « accrochée », « suspendue », « amarrée en haut ». « Ces rencontres, ces croisements, ces retrouvailles dans ce qui n’appartient pas au rayon du destin et aux accidents de l’éphémère, je ne cesse de les observer avec joie. Su Dongpo n’est pas entré dans ma vie par la grande porte de l’universel (qu’il a cent fois franchie superbement) mais par le portillon du presque rien, de l’ordinaire du temps ». [75] Ce ne sont plus les vérités premières de 1953, mais ce peu de choses constituées dans « l’entre » que Claude Roy fait émerger pour les donner en partage.
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Post Scriptum
Lorsque j’ai écrit ces quelques pages sur l’œuvre de Claude Roy je n’avais pas encore eu le privilège de lire Les cours obscures de Yordan Raditchkov, qui s’écrie : « lorsque je découvre un être humain, je ne peux m’empêcher de marcher sur ses traces » [76]. Je me suis alors souvenu de Claude Roy qui fait lui aussi l’expérience de ce sentiment en lisant Su Dongpo un poète chinois du XIe siècle : « Quant à l’amitié pour une trace, la sympathie pour une ombre, le plaisir pris à la présence d’un absent est-ce un sentiment raisonnable ? » [77]. Ce rapprochement qui n’est pas « de chic » m’a conduit à trois évidences : la première est que l’un comme l’autre, s’ils s’étonnent encore des différences, reconnaissent sans hésiter l’évidence de ce qu’ils partagent avec un Chinois pour Claude Roy un Evenque ou un Yakoute pour Raditchkov, il y a bien une fraternité de mouvement qui les conduit sur la piste d’une humanité que l’un et l’autre cherchent, mais qui se décline de façons si différentes que l’on pourrait être abusé et affirmer que la cours obscure du Yakoute n’est en aucun cas comparable à celle d’un Bulgare ou d’un Français. La seconde évidence est l’extraordinaire écart qui existe entre les deux approches : celle de Claude Roy française, classique, ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ; de la façon la plus rationnelle, même s’il recourt à l’analogie et à l’apologue il s’efforce d’éclairer du mieux qu’il peut « la cour obscure » par de nombreuses références qui effacent progressivement les ombres en chassant les ambiguïtés. Raditchkov, lui, cherche plutôt à pénétrer cette obscurité et avance à tâtons en sachant que « l’indigène se rétracte, se retire, et, comme une boule de billard, se précipite vers l’orifice qui lui permettra de s’esquiver. » [78], On a l’impression qu’il a lu Jeanne Favret Saada et que son goût de la théâtralité, qui pour un français est tout à fait balkanique, lui permet de pénétrer beaucoup plus avant les mystères des chamans bouriates ; plus encore enfin sa connaissance intime des « ténets »lui est un secours essentiel, inquiet et courageux, il se glisse au cœur des ténèbres. La troisième évidence est celle de ma méconnaissance de la langue bulgare qui est un obstacle majeur à ma compréhension de Raditchkov, ai-je bien compris ce qu’est un « ténets » : un esprit, un revenant ne conviennent pas à ce que je lis et malheureusement, ma connaissance se limite aux quelques traductions vraiment trop peu nombreuses de Raditchkov. Les traductions françaises laissent imaginer une œuvre majeure. Claudio Magris, qui a dû le lire en allemand, lui rend un magnifique hommage dans Danube : « il est le poète d’un Danube hivernal et gelé, comme certaines fontaines auxquelles le gel donne des formes fantastiques, et le magicien qui libère les personnages et les histoires emprisonnées sous la glace » [79].
Bibliographie
Vladimir Arséniev, La Taïga de l’Oussouri, trad. Prince P. Volkonsky, Paris, Payot, 1939.
Alain Caillé, « Bref retour sur la querelle de l’universalisme et du relativisme », in La Revue du MAUSS semestrielle, n°49, 2017.
François Jullien, Il n’y a pas d’identité culturelle, Paris, l’Herne, 2016.
Wolff Lepenies, Les Trois Cultures, Edition de la maison des sciences de l’homme, Paris 1990.
Claudio Magris, Danube, Paris, Gallimard, 1986.
Andreï Makine, NRF, février 1996 n°517 « La question française ».
Claude Roy, l’Homme en question, Paris, Gallimard, 1960. p.298
Claude Roy, Le Rivage des jours, 1990-1991, Paris, Gallimard, 1992.
Claude Roy, Les Rencontres des jours, Paris, Gallimard, folio, 1995.
Claude Roy, Clefs pour la Chine, Paris, Gallimard, 1953.
Claude Roy, L’ami qui venait de l’an mil, Paris, Gallimard, 1994
Claude Roy, Sur la Chine, Paris, Gallimard, 1979.
Claude Roy, Nous, Paris, Gallimard, folio, 1972
Claude Roy, A la lisière du temps, Paris, Gallimard, Poésie, 1984.
Claude Roy, L’Homme en question, Paris, Gallimard, 1960.
Claude Roy, L’étonnement du voyageur, Paris, Gallimard, 1990.
Claude Roy, Stendhal par lui-même, Les écrivains de toujours, Paris, Seuil 1951.
Claude Roy, Trésor de la poésie populaire, Paris, Seghers, 1954.
Claude Roy, Le Commerce des classiques, Paris, Gallimard, 1953.
Robert Louis Stevenson, La route de Silverado, trad. Robert Pépin, Paris, Payot, 1991.
Léon Tolstoï, Les Cosaques, trad. Soloviev et Haldas, Lausanne, éditions Rencontre, 1961.
Paul Valéry, La crise de l’Esprit, Pléiade t.1.
Théodore Zeldin, Histoire des passions françaises, 1994 Paris, ed. Payot.