Et pardonnez-leur leurs dettes : L’enseignement de Jésus sur la dette

Ces deux textes sont extraits du dernier ouvrage de Michael Hudson « Et pardonnez leur leurs dettes » qui résume les travaux économiques, historiques et anthropologiques de Michael Hudson à l’Université de Harvard durant ces cinquante dernières années. Le premier extrait énonce les douze thèses principales défendues, preuves empiriques à l’appui, dans l’ouvrage de Michael Hudson. Le second extrait explique que Jésus Christ a été crucifié pour une raison bien précise, son combat politique d’abolition des dettes. Le premier extrait vise donc à mettre en contexte le second extrait. Le châtiment de crucifixion était en effet réservé exclusivement aux ennemis politiques de Rome. On peut donc dresser un parallèle avec Spartacus puisque la crucifixion de Jésus pour son combat qui vide à l’abolition de la dette n’est rien n’est rien d’autre qu’un combat qui vise à l’abolition de l’esclavage car l’esclavage de l’individu est généralement la conséquence de son endettement. Le pardon de la dette et donc des péchés qui ont instauré cette dette – Michael Hudson explique que les mots dette et péché sont synonymes dans la langue hébraïque – n’est rien d’autre que la libération de l’esclave.

On découvre d’ailleurs dans l’ouvrage de Hudson que, si formellement il existait un esclavage durant l’Antiquité, la liberté réelle de ces esclaves était bien plus élevée que celle des citoyens des pays anglo-saxons forcées de s’endetter dès leurs études et donc de vivre selon l’impératif catégorique de remboursement de la dette dans les emplois de contrôle social fabriqués par l’oligarchie financière et rentière contemporaine. La liberté supérieur des esclaves de l’antiquité aux citoyens modernes tenait à ce qu’il existait un jubilé qui annulait régulièrement les dettes et libérait ainsi les citoyens. Hélas, le bon temps de « l’esclavage » est révolu. On retrouve la confirmation de la remarque de David Graeber selon laquelle, selon les critères d’Aristote, la majorité des citoyens en Occident et en particulier dans les pays anglo-saxons, seraient considérés comme des esclaves et non comme des citoyens dans l’acceptation antique du mot esclave. A l’époque, les autorités annulaient les dettes régulièrement parce qu’elles considéraient que les dettes transformaient la majorités des citoyens en esclaves. C’était le bon temps. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Michael Hudson montre que depuis cette époque s’est opéré le grand renversement des valeurs de l’histoire de l’Occident et que l’Eglise a trahi le message de Jésus Christ pour justifier ce grand reversement des valeurs au près du pouvoir politico-économique : le passage de la valeur suprême de la liberté par l’impératif axiologique suprême du jubilé à la valeur suprême de l’esclavage par l’impératif catégorique suprême du remboursement de la dette. Comme l’écrivait Jacques Ellul, le christianisme était originellement fondamentalement subversif et anarchiste [1]. On comprend en effet à la lecture de Michael Hudson, preuves empiriques à l’appui, que Jésus Christ a été crucifié pour nos dettes et non pas pour nos péchés (même si, comme nous l’avons évoqué, cela revient au même), puisqu’il était avant tout un militant politique qui luttait pour le jubilé, pour l’annulation, la rédemption de la dette, d’où son surnom, le Rédempteur. Ainsi, la croix sur laquelle Spartacus et Jésus Christ ont été crucifiés est la même croix, c’est la croix de la dette. Aussi nous devons réussir là où ils ont échoué parce que la croix de la dette est aujourd’hui la croix de toute la civilisation crucifiée puisque c’est la création monétaire sous forme de dette qui oriente et détermine l’orientation d’un techno-capitalisme qui détruit l’environnement. Or s’il y a eût résurrection pour Jésus Christ, il n’y aura pas de résurrection pour notre civilisation et pour notre environnement. Il faudrait alors peut-être se souvenir d’un autre esclave qui s’est rebellé et qui a levé des armées comme Spartacus, il s’agit de Commodes. Lorsque les armées de Rome s’organisèrent pour combattre l’armée d’esclaves de Commodes, ce dernier fit remarquer que non seulement le combat était perdu mais que les armées de Rome étaient constituées d’autres esclaves et qu’il ne fallait pas combattre les esclaves mais les donneurs d’ordre. Commodes et son armée se dispersèrent alors dans la campagne, se déguisèrent, et se donnèrent rendez-vous à Rome pour assassiner les donneurs d’ordre. L’attentat, programmé durant un carnaval, rata de peu à cause d’une erreur d’un camarade de Commodes mais il y a une leçon à retenir de cette histoire. Non seulement cette révolte fut pacifique mais elle faillit réussir. (C.P.)

Sans aller évidemment à l’assassinat, il reste aujourd’hui, plutôt qu’à scander les slogans « tout le monde déteste la police » ou à détester les « politiques », à se demander qui sont les donneurs d’ordre de Davos et la lecture de Michael Hudson nous dévoile ces donneurs d’ordre car la vérité est, comme on le savait à l’époque antique, un dévoilement, aleteia et, comme le dirait l’autre, « la vérité vous rendre libre ».

1. La perception d’intérêts sur les dettes a été innovée dans une région particulière du monde (Sumer, en Mésopotamie méridionale) quelque temps au début de l’âge du bronze, vers 3200-2500 av. JC. Aucune trace de dette portant intérêt n’est trouvée dans les échanges de dons anthropologiques intacts, ni même dans les registres de la Grèce Mycénienne (1600-1200 av. JC). La pratique s’est diffusée vers l’ouest jusqu’à la Mer Egée et la Méditerranée vers 750 av. JC.

2. L’une des principales tâches de Babylone et des autres souverains mésopotamiens lors de leur accession au trône était de rétablir l’équilibre économique en annulant les dettes personnelles agraires, en libérant les esclaves et en annulant les hypothèques pour les citoyens qui possédaient des terres autofinancées.

3. Les dettes les plus faciles à payer pour les souverains étaient celles dues au palais, aux temples et à leurs collectionneurs ou corporations professionnelles. Mais à la fin du troisième millénaire avant JC., les riches commerçants et autres créanciers s’adonnaient à l’usure rurale en marge de leurs activités entrepreneuriales. En imposant le recouvrement de ces dettes dues au palais, la bureaucratie et les prêteurs privés auraient désaffranchi l’infanterie citoyenne à terre et perdu le service de corvée et les devoirs militaires des débiteurs réduits à l’esclavage.

4. Les annulations de dettes n’étaient pas radicales, elles n’étaient pas des ’réformes’. Elles constituaient le moyen traditionnel de prévenir la servitude par la dette et les saisies foncières généralisées. Les dirigeants de l’Âge du Bronze ont permis aux relations économiques de repartir à zéro et d’atteindre l’équilibre financier au moment de la prise du trône et lorsque cela s’avérait nécessaire en période de mauvaise récolte ou de détresse économique. Il n’y avait aucune foi dans les tendances économiques inhérentes (ce qu’on appelle aujourd’hui ’l’équilibre du marché’) pour assurer la croissance économique. Les dirigeants ont reconnu que s’ils menaient les arriérés de dette à la hausse, leurs sociétés seraient déséquilibrées, créant une oligarchie qui appauvrirait l’armée des citoyens et pousserait les populations à fuir la terre.

5. Les collecteurs de palais et les entrepreneurs marchands agissaient de plus en plus comme créanciers pour leur propre compte. Un bras de fer politique s’ensuivit alors que les hommes de main nomades conquirent la Mésopotamie méridionale et s’emparèrent des temples pour les transformer en véhicules d’exploitation, tout en essayant de résister aux contrôles habituels des effets corrosifs de la dette.

6. L’antiquité classique a remplacé l’idée cyclique du temps et du renouvellement social par celle du temps linéaire. La polarisation économique est devenue irréversible et pas seulement contemporaine. Les aristocraties ont renversé les dirigeants et mis fin à la tradition de rétablir la liberté de la servitude pour dettes. Cela a donné naissance à la propriété foncière ’moderne’, les débiteurs perdant leurs droits fonciers ou tombant en servitude avec peu d’espoir de recouvrer leur statut libre.

7. En l’absence d’annulation de la dette, les oligarchies créancières se sont appropriées la plus grande partie de la population et ont réduit une grande partie de la population à l’esclavage. Les créanciers ont traduit leurs gains économiques en pouvoir politique, supprimant les obligations fiscales qui étaient à l’origine attachées aux droits de propriété foncière. Le fardeau de la dette et l’augmentation des charges d’intérêts ont conduit à la confiscation de la terre comme moyen fondamental d’autosuffisance et donc à la perte de la liberté du débiteur.

8. Livy, Plutarque et d’autres historiens romains ont décrit l’antiquité classique comme étant détruite principalement par les créanciers utilisant la dette portant intérêt pour appauvrir et priver la population de ses droits. Les barbares ont toujours été aux portes, mais ce n’est que lorsque les sociétés se sont affaiblies que leurs invasions ont réussi. Les invasions qui ont mis fin à l’empire romain en déclin étaient fades et décevantes. En fin de compte, les seules dettes que l’empereur Hadrien pouvait annuler avec son amnistie fiscale étaient les registres fiscaux de Rome, qu’il brûla en 119 après J.-C., c’est-à-dire les dettes fiscales dues au palais, et non les dettes envers l’oligarchie créancière qui a pris le contrôle du territoire de Rome.

9. Les traditions archaïques de rétablissement de l’ordre, à l’origine juridiquement exécutoires, ont reçu une autre signification eschatologique, car l’ordre social s’est effondré sous le poids de la dette. Perdant l’espoir d’un renouveau séculier, l’antiquité se sentait vivre dans la fin des temps.

10. Le parchemin de Qumran 11QMelchezedek a tissé des textes bibliques concernant les annulations de dettes avec des textes apocalyptiques sur le Jour du Jugement. Bien que de nombreux sermons de Jésus aient utilisé des images et des analogies associées à la dette, l’idée de rédemption et de pardon a été spiritualisée à tel point qu’elle a perdu son fondement dans les amnisties fiscales et d’endettement qui avaient libéré les débiteurs de la servitude.

11. Les dirigeants byzantins ont relancé la pratique du Proche-Orient consistant à restituer la propriété foncière aux petits exploitants, en annulant les saisies, les ’dons’ et même les achats purs et simples, sous prétexte que les riches continuaient de s’emparer furtivement des terres. Les prises de contrôle par antichrèse (c’est-à-dire la prise du terrain comme garantie soi-disant temporaire pour payer les intérêts dus) ont également été annulées.

12. Le dénominateur commun entre la Mésopotamie de l’âge du bronze et l’Empire byzantin était le conflit entre les dirigeants centraux agissant pour restituer des terres aux petits exploitants afin de maintenir les recettes fiscales royales et une force militaire permanente, et une famille riche ou puissante cherchant à concentrer la terre dans leurs propres mains, refusant cet usufruit au palais. Lorsque le pouvoir royal de préserver un régime foncier étendu s’est affaibli sous l’effet d’oligarchies autoritaires, il en a résulté une contraction de l’économie et un effondrement définitif.

L’Enseignement de Jésus Christ sur le Pardon de la Dette

Luc 4:16-30 décrit le premier acte public de Jésus à son retour dans sa ville natale de Nazareth. En visitant la synagogue, on lui remet le rouleau d’Isaïe et on le déroule au passage d’Isaïe 61, où le prophète (comme indiqué plus haut au chapitre 24) annonce que le Seigneur l’a envoyé ’prêcher la bonne nouvelle (évangile) aux pauvres’ et ’annoncer la liberté (deror) aux prisonniers et ... libérer les opprimés, annoncer l’Année du Seigneur’, qui sera l’année jubilaire. Jésus a informé la congrégation qu’il était venu pour accomplir cette destinée. Traitant la servitude pour dettes littéralement, et non simplement comme une métaphore de la servitude spirituelle, Jésus le Rédempteur s’est mis à prêcher la rédemption littérale de la dette. Avec le son de la trompette yobel, l’ancien ordre est de céder à l’ordre de l’équité et de la droiture et de rendre aux pauvres leur dignité.

Parmi les quatre évangélistes, seul Luc décrit ce sermon inaugural. Matthieu et Marc se contentent de dire qu’après l’avoir effacé, Jésus fut violemment rejeté par ses compatriotes. Luc explique pourquoi, en ancrant le message de Jésus dans la tradition jubilaire. Pendant de nombreuses années, l’érudition biblique a interprété sa version comme une élaboration idiosyncrasique de Marc 6:1-6. Mais la découverte des manuscrits de la Mer Morte suggère que c’est Marc et les autres évangélistes qui ont manqué la signification de la citation d’Isaïe par Jésus, et que c’est la Christianisme subséquent, et non Jésus, qui a traité la ’libération’ comme une métaphore d’un avènement plus spirituel du règne de Dieu et ’du pardon du genre humain... une métaphore de l’œuvre de rédemption et de réconciliation de Dieu’ [2]. Pour le Christianisme qui suit, la souveraineté de Dieu à venir était de mettre fin à l’ordre ancien, de sauver ’les pauvres’, mais pas en reprenant la politique spécifique d’annulation des dettes qui les maintenaient dans la pauvreté et les dépouillaient de leurs terres et de leurs moyens de subsistance.

La parabole du gouverneur impitoyable de Jésus (Matthieu 18) ne laisse aucun doute sur le fait que les pauvres devraient littéralement être pardonnés de leurs dettes. Rappelant à Pierre d’excuser les péchés de son frère, Jésus explique que l’admission au ciel dépend de la manière dont on mène sa vie selon le principe du Lévitique 19:18 : ’Aime ton prochain comme toi-même’. Ce précepte est à la base de la Règle d’or selon laquelle nous ne devons pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’ils nous fassent.

La parabole de Jésus applique cette éthique à l’annulation de la dette. Un roi réunit ses fonctionnaires et ses administrateurs pour régler les comptes avec eux. Le premier homme amené est un serviteur, un gouverneur qui lui doit dix mille talents. Incapable de payer l’énorme somme, il demande plus de temps pour percevoir plus d’impôts de ses sujets. Mais le roi ordonne que l’insolvable gouverneur, sa femme, ses enfants ’et tout ce qu’il avait soient vendus pour rembourser la dette. Le gouverneur tomba à genoux devant lui et le supplia. ’Sois patient avec moi et je te rembourserai tout’. Son maître eût pitié de lui, annula la dette et le laissa partir. Mais quand ce gouverneur est sorti, il a trouvé un de ses subordonnés qui lui devait cent deniers. Il a attrapé le fonctionnaire et a commencé à l’étrangler. ’Remboursez ce que vous me devez !’ a-t-il exigé. Son compagnon, le serviteur royal, s’agenouilla et le supplia : ’Sois patient avec moi, et je te le rendrai’. Mais le gouverneur refusa, et son serviteur royal fut jeté en prison jusqu’à ce qu’il puisse payer la dette.

Quand les serviteurs royaux racontèrent au roi ce qui s’était passé, il rappela son gouverneur. ’Méchant serviteur, dit-il, j’ai annulé toute ta dette parce que tu m’as supplié de le faire. Ne devrais-tu pas avoir pitié de ton serviteur comme je l’ai fait pour toi ?’ Dans la colère, le roi le remit aux geôliers jusqu’à ce qu’il ait remboursé tout ce qu’il devait’. Jésus prévient : ’C’est ainsi que mon Père céleste traitera chacun de vous, à moins que vous ne pardonniez à votre frère de tout votre cœur’.

La relation de cette parabole avec le Notre Père semble assez évidente, mais les évangiles ont des versions différentes. Matthieu 6:12 dit : ’Pardonne-nous nos dettes, comme nous pardonnons à nos débiteurs (tois opheiletais)’. Mais comme le chapitre 4 l’a montré, les mots ’dette’, ’intrusion’ et ’péché’ ont, dans de nombreuses langues, des significations interchangeables (comme en allemand Schuld). Luc 11:4 rompt le parallélisme en disant ’pardonne-nous nos ’péchés’ (tas hamartias) comme nous pardonnons à nos débiteurs (tois opheiletais)’. Sur ce terrain, Ringe interprète le Notre Père comme une ’Prière du Jubilé’ [3].

London Drake cite deux raisons pour lesquelles il faut des dettes monétaires plutôt que des péchés moraux non officiels. Tout d’abord, la prière du Seigneur ’est inhabituelle parce qu’elle intègre l’action humaine dans une prière et qu’elle utilise le langage de la dette ’. Les créanciers peuvent pardonner les dettes et les riches peuvent donner à la charité, mais seul Dieu peut pardonner les péchés. En outre, il y a des raisons philologiques pour son utilisation d’un mot signifiant spécifiquement des dettes monétaires [4].

Luc 6:35 cite l’exhortation de Jésus à ’prêter, sans attendre d’être remboursé’. C’est le contraire de l’intention de la clause de Hillel. La charité envers les pauvres exigeait le pardon de leurs dettes, et beaucoup de premiers chrétiens utilisaient leur propre argent pour racheter leurs frères de la servitude pour dettes. Le titre de Christ du Rédempteur inclut l’idée de sauver les débiteurs de l’esclavage. Le test ultime de la bonté spirituelle d’une personne aisée était de renoncer à son pouvoir financier sur ses débiteurs, comme dans l’histoire de Job. Dans le passage de Luc, comme dans Job et dans la parabole de Matthieu 18 ci-dessus, le prêt est représenté comme le test caractéristique pour l’admission au ciel. C’est le mode le plus répandu d’exercice de la générosité ou du pouvoir coercitif envers ses semblables.

Les quatre évangiles (Luc 19, Matthieu 21, Marc 11 et Jean 2) racontent comment Jésus a fait comprendre le conflit entre ses valeurs religieuses et celles des créanciers. En entrant à Jérusalem, il se rendit directement à son temple, où les contrats d’affaires et les serments, y compris les accords de dettes, furent prêtés au Seigneur (comme ils l’avaient été aux portes du temple de Babylone). Ce serment sanctifiait le remboursement des dettes. Jésus renversa les bancs des agents de change et vida leurs sacs sur le sol, renversa les tables des marchands, fit un fouet de cordes et les ’chassa tous du temple ’ (Jean 2, 15). Faisant écho aux paroles de Jérémie 7:11 environ quatre siècles plus tôt, Jésus annonçait : « Ma maison sera une maison de prière, mais vous en avez fait une ’caverne de voleurs’ ».

C’est le seul rapport dans les Écritures de son utilisation de la violence. C’est l’acte qui a inspiré les dirigeants de la ville à préparer sa mort. Matthieu 23:16 rapporte l’explication de Jésus pour sa critique : « Vous dites : ’ Si quelqu’un jure par le temple, cela ne veut rien dire ; mais si quelqu’un jure par l’or du temple, il est lié par son serment ’. Imbéciles aveugles ! Lequel est le plus grand : l’or, ou le temple qui rend l’or sacré ? » [5].

Citer Jérémie était doublement significatif en ce sens que le prophète décrit le Seigneur comme avertissant les Israélites de ne pas transformer leurs terres et leurs temples en repaire de voleurs en opprimant les débiteurs les plus gravement affectés - étrangers, veuves et orphelins - sous peine de briser l’alliance et de perdre leur propre liberté. La pauvreté va de pair avec sa cause : la cupidité. S’en prendre aux faibles, monopoliser la terre et les richesses, c’est saisir ce qui appartient au Seigneur et à ses disciples. La loi applicable aux créanciers est donc le huitième commandement : Tu ne voleras point. Les usuriers volaient la terre et la liberté des Israélites. Le peuple souffrirait de la perdition nationale s’il ne tenait pas compte de l’esprit du Seigneur et ne rectifiait pas les choses.

De l’année jubilaire au jour du jugement

Seul Luc fait du Jubilé un cadre de référence eschatologique. Le ’règne de Dieu’ est un état de pureté, une année jubilaire marquant la fin de l’ancien ordre. Une nouvelle égalité devait être proclamée, bénéficiant principalement aux pauvres. Le dernier chapitre de Luc (24:47) décrit Jésus en expliquant ce qui est écrit dans les Écritures : ’Le Messie souffrira et ressuscitera des morts le troisième jour, et la repentance et le pardon des péchés (hamartia) seront prêchés en son nom à toutes les nations, à commencer par Jérusalem.’

On peut imaginer l’impact d’une telle prédication de Jérusalem à Rome, dont les pauvres avaient perdu leur lutte pour l’équité sociale au moment où Auguste fut couronné empereur, en 29 av. Pour les débiteurs, la flèche du temps menaçait de n’apporter qu’une pauvreté croissante. Alors que les espoirs d’une réforme mondiale s’assombrissaient, d’autres yeux se tournèrent vers l’au-delà pour attendre le Millénium. Le christianisme promettait un renouveau, mais en fin de compte, comme un Jour du Jugement eschatologique, qui se produirait à la fin de l’histoire.

De la rédemption à la charité

L’annulation des dettes et la restitution des terres et des serviteurs de la dette à leurs anciens détenteurs de famille étaient devenus politiquement impossibles à l’époque impériale romaine. Le christianisme a transformé l’esprit de justice en un esprit de charité - par ceux qui ont accumulé des richesses qui, d’un point de vue archaïque, ont d’abord été acquises par l’inégalité.

L’acte 4, 32-35 reflète le nouvel idéal : ’Personne ne prétendait qu’aucun de ses biens ne lui appartenait, mais ils partageaient tout ce qu’ils avaient. Il n’y avait pas de nécessiteux parmi eux. Car, de temps à autre, ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient, apportaient l’argent des ventes et le mettaient aux pieds des apôtres, et il était distribué à quiconque en avait besoin’. Il s’agissait d’une réaction perturbatrice, et non d’un nouveau départ qui a effacé l’excédent de la dette.

Le Seigneur chrétien a déplacé l’attention morale de l’amnistie de la dette personnelle à l’échelle de l’économie vers le sauvetage de l’âme des individus, en particulier ceux qui sont riches. La charité privée [6] s’est substituée à l’alliance mosaïque pour annuler périodiquement les dettes et restaurer les terres. Cela a laissé intacts les schémas de dette et de propriété foncière, les économies s’enfonçant dans le clientélisme des riches, dont les activités caritatives se résumaient généralement à une dîme de leurs recettes. Les riches ont monopolisé la terre comme le monde impérial romain s’est polarisé dans le féodalisme.

Au moment où le christianisme est venu pour dominer l’empire romain dans les IIIe et IVe siècles de l’ère moderne, l’économie monétaire se tarissait sauf au sommet de la pyramide sociale. Mais l’usure et l’esclavage étaient davantage le résultat de l’effondrement économique et du dépeuplement que de l’opposition chrétienne.

// Article publié le 27 mai 2019 Pour citer cet article : Michael Hudson , « Et pardonnez-leur leurs dettes : L’enseignement de Jésus sur la dette », Revue du MAUSS permanente, 27 mai 2019 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?L-enseignement-de-Jesus-sur-la-dette
Notes

[1Nous faisons référence à deux ouvrages de Jacques Ellul : « La Subversion du Christianisme » et « L’Anarchisme Chrétien ».

[2Ringe 1985 : 38 et suiv., 42 et 66. Le terme grec pour ’libération’, aphesis, trouvé dans la traduction Septante (traduction de la bible hébraïque en koinè grec) d’Isaïe 61:1 et 58:6, met autant l’accent que l’hébreu deror sur la libération des obligations économiques, et n’a pas de connotations religieuses d’une alliance.

[3Ringe 1985 : 77-81. En effet, Ringe (p.105) trouve que ’les Béatitudes trouvées dans les Sermons sur la Montagne et sur la Plaine (Mt 5,3-6/Luc 6,20-22) ... sont une médiation sur le contenu d’Isaïe 61,1-2’.

[4Drake 2014 : 239 ’Les documents de Qumran utilisentﬨﬧﬤ pour le péché plutôt que pour la dette, mais seulement dans quelques endroits (un peu plus de vingt occurrences pour ﬨﬧﬤ et ﬨﬧﬤﬣ). D’après les preuves que nous avons, au premier siècle... était un mot compréhensible mais encore inhabituel pour le péché, et ne deviendrait le terme conventionnel que plus tard’. En outre, la plupart des ’événements[de όϕείλημα ou de ses semblables] dans le Nouveau Testament se réfèrent tous à des dettes ou à des obligations (en particulier des dettes dans les Évangiles), et non à des péchés, et d’autres termes se référant au péché sont utilisés beaucoup plus fréquemment (286 événements de άράπτωμα ; άμάπτωμα et leurs semblables)’.

[5Jésus ajoute (Matthieu 23:25) : ’Vous nettoyez l’extérieur de la coupe et du plat, mais à l’intérieur ils sont pleins d’avidité et d’auto-indulgence.

[6L’islam a repris l’accent mis par le christianisme sur la charité. L’interdiction de l’intérêt du Coran (2.276) ’se situe entre les versets traitant de l’aumône’. Le fait de ne pas exiger d’intérêts était comme un don de bienfaisance pour l’emprunteur..

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