Fantaisies vraisemblables, ou pérégrinations à travers le monde au XXIXe siècle (1824).

Une présentation de cette nouvelle ainsi qu’une note biographique ont été rédigées à l’occasion de la publication de ce texte inédit de Boulgarine : http://www.journaldumauss.net/?Presentation-des-Fantaisies
Traduction du russe et notes de Marie-Laure Bouté.

Je ne veux pas m’approprier le bien d’autrui et reconnais devant les lecteurs, qu’avant moi déjà, nombreux sont ceux qui se sont lancés, sur les ailes de l’imagination, dans des pérégrinations à travers les siècles futurs. Le fameux écrivain français Mercier [1] et l’Allemand Julius von Voss [2] se sont particulièrement distingués dans ce genre. Mais comme le domaine de la fable est d’une étendue rare et que chacun peut le parcourir librement à sa guise, alors j’ai pris la décision de me projeter (en imagination, bien sûr) mille ans en avant, et d’observer ce que font nos descendants. Mercier et von Voss émaillent leurs œuvres de nombreuses invraisemblances au mépris des lois de la nature ; moi, au contraire, m’appuyant sur les découvertes scientifiques fondamentales, je présente quelque chose de vraisemblable dans le futur, quoique chimérique aujourd’hui. Quant au but moral de cet écrit, les lecteurs le découvriront eux-mêmes.

Un jour, il me vint brusquement à l’idée d’inviter mon bon ami à faire la traversée de Pétersbourg [3] à Cronstadt [4] en canot avec moi. Il faisait très beau, un petit vent léger taquinait notre voile. Après avoir discuté de la situation ancienne, puis actuelle de la Russie, de son grand réformateur Pierre Ier [5] et de l’espoir d’un avenir heureux, nous engageâmes involontairement une conversation philosophique sur les facultés du genre humain en général, et sur le bien qui résulte de ces facultés lorsqu’elles sont orientées vers des activités utiles.

— Crois-tu, me demanda mon ami, que le genre humain aspire constamment à la perfection dans son comportement moral, et que nos descendants seront meilleurs que nous ?

Moi. — Bien que je n’y croie guère, je le souhaite cependant de tout cœur.

L’ami. — Comment cela, tu n’y crois pas ? Compare l’aborigène sauvage de la Nouvelle Hollande [6] à l’Européen civilisé : examine philosophiquement les raisons pour lesquelles il y a une différence entre les individus et les peuples, et après cela tu seras assuré que l’état moral de l’homme se perfectionne sans cesse à mesure que croissent les progrès de l’instruction dans le peuple, les aménagements dans l’État, le raffinement des facultés humaines dans des occupations nobles, élevées, utiles.

Moi. — Je ne doute pas que l’homme soit capable de perfection, mais je crois que cette progression de la culture du sauvage de Nouvelle-Hollande jusqu’à l’Européen éclairé a des limites et qu’elle ne peut s’étendre au-delà des frontières fixées par la nature.

L’ami. — C’est la voix de l’amour-propre des sages du dix-neuvième siècle. Les anciens Grecs et les Romains certainement, pensaient aussi que le niveau de leur civilisation [7] était très élevé, mais reconnais que, par rapport à nous, c’étaient des gamins à peine sortis de la petite enfance.

Moi. — Je ne suis pas d’accord. Les anciens peuples civilisés concentraient toutes leurs facultés intellectuelles sur le perfectionnement de la philosophie, de la morale, des connaissances politiques, des beaux-arts et de la vie en société. Il faut reconnaître qu’ils ont atteint la perfection maximale dans toutes les branches de la connaissance humaine. Depuis l’époque de Socrate [8] et de Platon [9], il est peu probable que l’on ait pu dire quelque chose de nouveau sur la morale laïque et la philosophie. Je le répète : ils nous surpassaient dans leur attitude morale, ils ont porté à la plus haute perfection tous les domaines du savoir qui avaient attiré leur attention, et savaient mieux que nous jouir de l’existence.

L’ami. — Mais en revanche quel grand pas en avant avons-nous fait dans les sciences physiques. Au siècle dernier on a fait plus de découvertes qu’au cours des mille premières années. À notre époque, la chimie, la physiologie, la physique, la mécanique, la médecine sont des sciences constituées, on a découvert l’électricité, le magnétisme, on étudie les gaz… etc. Avec le temps, tout cela nous entraînera loin sur la voie de découvertes et de perfectionnements.

Moi. — Il est vrai qu’en ce qui concerne les sciences physiques, nous sommes beaucoup plus avancés que les Anciens, et si les découvertes se poursuivent inlassablement en aussi grand nombre, et avec une telle ardeur, alors on aimerait savoir ce qu’il en sera du genre humain dans mille ans…

À peine avais-je eu le temps de prononcer ces derniers mots que soudain se leva un vent violent ; notre embarcation fut renversée d’un coup : je tombai à la mer et perdis connaissance…

Quand je revins à moi, l’obscurité de la nuit m’empêchait de voir où je me trouvais, mais je sentis que j’étais allongé sur une couche moelleuse, enveloppé de couvertures. Au bout d’un certain temps, la lumière commença à percer à travers les fentes des persiennes, - je les ouvris et fus saisi d’étonnement. Les murs de ma chambre étaient en porcelaine précieuse, et ils étaient décorés d’or filigrané et de bas-reliefs de ce même métal. Les volets étaient en ivoire, et tous les meubles en argent massif.

J’ouvris la fenêtre, et une place splendide, entourée de magnifiques maisons vernissées de différentes couleurs, s’offrit à mes yeux. Tout autour de la place et des deux côtés de la large rue qui traversait toute la ville se dressaient des galeries couvertes pour les piétons, et sur la chaussée il y avait des rails en fonte pour les roues des voitures. Toutes les rues étaient encore désertes, je vis seulement une sentinelle debout à côté de la grande fontaine au milieu de la place.

Enfin, petit à petit, les portes et les fenêtres des maisons commencèrent à s’ouvrir. Et jugez de ma surprise lorsque j’aperçus des messieurs et des dames en habits de brocart et de velours qui balayaient les rues, ou se hâtaient avec leurs paniers en direction du marché dans de petits chariots à deux-roues à une place en forme de fauteuil : ils roulaient tout seuls sans attelage sur les rails en fonte de la chaussée à une rapidité étonnante. Peu de temps après surgirent de grands fourgons portant diverses provisions, qui se déplaçaient également sans chevaux. Sous les chariots étaient fixées des caisses en fonte d’où s’élevaient des tuyaux : la fumée qui en sortait m’amena à deviner que c’étaient des machines à vapeur. Les paysans et les paysannes qui étaient assis sur les chariots étaient tous aussi splendidement vêtus de brocart et de velours ; à ce spectacle, je fus encore plus persuadé que j’avais perdu la raison, et je me mis à pleurer amèrement la perte de ma maigre raison.

Au bout d’une demi-heure, la porte de ma chambre s’ouvrit, et un homme entra, vêtu d’un caftan court de brocart, de bas de soie, les cheveux bouclés (tombant) sur les épaules. Me saluant bien bas, il m’expliqua dans un russe parfait que son maître l’envoyait s’enquérir de ma santé, et qu’il demandait ce qui me serait agréable.

— Dites-moi, pour l’amour du Ciel, où suis-je, et que m’est-il arrivé ? m’exclamai-je d’une voix tremblante.

Apparemment le serviteur ne comprit pas ma question, c’est pourquoi il ne répondit pas.

— Comment s’appelle cette ville ? demandai-je.

— Esperanza [10], répondit le domestique.

— Dans quelle contrée se trouve-t-elle ?

— En Sibérie, au cap de Chelag [11]. – À ces mots, j’éclatai d’un rire bruyant.

— Comment cela, en Sibérie ! m’exclamai-je.

— En effet, répondit le domestique. Mais permettez-moi de rapporter à mon maître que vous êtes réveillé ; il viendra vous voir et vous vous expliquerez mieux avec lui.

Le domestique m’aida à enfiler mes vêtements cousus à la manière asiatique, faits d’une étoffe extraordinairement légère, de couleur bleu ciel.

— Qui donc est votre maître ? demandai-je. Probablement quelque prince à en juger par la richesse de sa demeure.

— Il est professeur d’histoire et d’archéologie à l’université d’ici, dit le domestique.

À cet instant, celui-ci entra dans ma chambre, vêtu comme moi de vêtements simples et légers et, m’ayant salué poliment, il m’invita à m’asseoir à côté de lui sur le canapé. Avant qu’il ait pu parler, je répétai ma question : où étais-je, et ayant reçu la réponse précédente, je lui demandai de quelle façon je me trouvais ici.

— Hier, dit le professer, des gens qui travaillaient au bord de la mer vous ont trouvé dans une grotte crayeuse, enveloppé de l’herbe précieuse radix vitalis [12] (la racine de vie), que nous employons pour faire revenir à la vie ceux qui se sont noyés, asphyxiés, et tous les malheureux dont les forces vitales ont été suspendues suite à un arrêt respiratoire, sans que les organes en soient affectés. Mais dites-moi, à votre tour, de quelle manière êtes-vous tombé dans cette grotte ?

— Je ne sais que vous répondre, dis-je. Hier, c’est-à-dire le 15 septembre 1824, je suis tombé à la mer entre Cronstadt et Peterhof [13], à proximité de Pétersbourg, mais à ce jour, je me trouve en Sibérie, au cap de Chelag, dans une ville splendide ! Je vous avoue, poursuivis-je, que je doute de ma santé et pense que mon imagination est dérangée. Tout ce que j’entends et vois m’étonne et me plonge dans la perplexité.

— Sachez que nous sommes aujourd’hui le 15 septembre 2824, et que vous avez tranquillement dormi dans la grotte exactement mille ans.

— Est-ce possible ? m’exclamai-je.

— Je vous en pris, ne vous étonnez de rien, dit le professeur, mais dites-moi, vous souvenez-vous de tous les événements de votre époque ?

— Je m’en souviens comme si c’était hier, répondis-je.

— Parfait, dit-il, alors vous pourrez nous expliquer de nombreux sujets historiques et archéologiques, et nous être d’une grande utilité pour l’histoire de la culture. En échange, je vous initierai aux mœurs et coutumes de notre époque ; en attendant, allons prendre notre petit déjeuner ; je vais vous présenter ma famille.

Nous descendîmes à l’étage inférieur par un escalier à vis en ivoire, et pénétrâmes dans une salle décorée avec un faste invraisemblable. En attendant l’arrivée des dames, j’entrai en conversation avec le professeur.

Moi. — Qui aurait pensé que le cap de Chelag, qui venait seulement d’être décrit à notre époque [14], et qui était composé de blocs de glace et de neige, serait habité ? Que le rude climat de la Sibérie septentrionale se métamorphoserait en luxuriante contrée méridionale, en Eldorado [15], et qu’enfin, il y aurait plus d’or chez un professeur qu’il n’y en avait jamais eu à notre époque chez tous les fermiers de débits de boissons, les agents de change et les usuriers réunis ! … C’est incompréhensible !

Le professeur. — Comparez la description de la Germanie de Tacite [16] et les carnets de notes sur la Gaule de Jules César [17] avec l’état de ces pays au XIXe siècle : le climat, les gens, tout a changé. Il en est exactement de même pour la Sibérie : tout cela est très naturel et aucunement surprenant. La destruction de la forêt, l’assèchement des marécages, le déplacement de la chaleur interne de la terre vers le Nord, le mouvement d’inversion des équinoxes (Praecessio aequinoctiorum [18], précession des équinoxes [19]), et enfin, une multitude d’événements imprévisibles ont modifié notre climat ; à présent le froid s’est installé aux Indes et en Afrique, tandis que les contrées arctiques sont devenues luxuriantes et fertiles.

Moi. — Les contrées arctiques ! De notre temps, on commençait tout juste à les découvrir et à décrire quelques coins. Dites-moi, a-t-on découvert la voie nord-ouest, et l’hypothèse de nos savants, selon laquelle le détroit de Béring [20] serait relié au nord au golfe de Baffin [21], s’est-elle avérée juste ?

Le professeur. — Sans aucun doute. Aujourd’hui c’est le chemin habituel des navires qui vont d’Inde en Europe.

Moi. — Mais dites-moi, d’où vous vient une telle quantité d’or et d’argent ? À notre époque, même dans les contes, il aurait été inconvenant de parler d’une pareille richesse.

Le professeur. — À votre époque, l’or et l’argent représentaient la richesse, mais à présent, ces métaux sont considérés comme une chose très ordinaire, bon marché, qui n’est utilisée que par les gens modestes.

Moi. — Mais alors avec quoi battez-vous monnaie, et de quoi sont faits vos objets précieux ?

Le professeur. — En bois de chêne, de pin ou de bouleau.

Moi. — Avec le bois qui nous sert à chauffer le poêle, à construire les péniches, les maisons des paysans, à paver les routes !…

Le professeur. — Du fait que nos ancêtres ont détruit les forêts sans aucune précaution, et qu’ils n’ont pas pris soin de la culture et de la conservation des arbres, ils en ont finalement fait une rareté et une chose précieuse. La richesse et le goût sont des choses relatives : la première dépend de la rareté des choses et de la difficulté de leur acquisition ; la seconde — du caprice des gens ou de la mode, toujours étrange et drôle. Aux yeux du sage, la véritable richesse consiste à pouvoir satisfaire les besoins vitaux élémentaires, mais finalement, peu importe que vous achetiez avec de l’or ou du bois les choses qui vous sont indispensables. Je sais par l’histoire que, même à votre époque, le roi des îles Sandwich, Tameamea [22] payait aux Européens les canons, les navires et les marchandises en bois de santal. Mais convenez tout de même que le chêne est supérieur au santal.

Moi. — C’est vrai : la richesse est une chose relative.

À cet instant, l’épouse du professeur entra avec deux charmantes filles et leur jeune fils. Les femmes étaient vêtues de tuniques en grosse toile fort habilement tissées, teintes aux couleurs de l’arc-en-ciel. Le petit garçon d’une dizaine d’années portait simplement une robe de chambre. Chaque femme avait dans la main gauche un écusson de cuir recouvert d’un vernis impénétrable afin de se protéger des regards indiscrets équipés de lunettes à lentilles télescopiques qui faisaient fureur à l’époque. La maîtresse de maison m’adressa quelques mots dans une langue qui m’était inconnue, mais s’étant aperçue que je n’avais pas compris, elle s’étonna que je ne sache pas parler arabe.

— Non, répondis-je. De notre temps, très peu de savants étaient versés dans l’étude de cette langue.

— C’est notre langue diplomatique, élégante, dit le professeur, exactement comme le français l’était à votre époque.

À ces mots, les femmes ne purent dissimuler un sourire, et l’aînée des filles me demanda :

— Se peut-il que vos dames aient parlé le français, cette langue monotone, presque monosyllabique, et la plus pauvre de toutes en vocabulaire ?

— À notre époque, répondis-je, les dames ne parlaient russe qu’aux laquais, aux cochers et aux domestiques, mais elles épuisaient toute leur sagesse à imiter la prononciation française. Chez nous, celui qui ne parlait pas français, poursuivis-je, passait pour un malappris dans le grand monde, bien qu’il fût arrivé parfois que, parmi ces Russes qui parlaient toujours français entre eux, il s’en fût trouvé de très rustres.

— Tout se répète à présent chez nous, dit le professeur, à cette différence près qu’aujourd’hui le français est semblable à ce qu’était le patois finnois [23] chez vous, et que la langue arabe riche, souple et sonore a pris la place du français.

À ce moment, un serviteur apporta un plateau garni de tasses en bois brut, il le posa sur une petite table en or, et quelques minutes plus tard, il apporta deux coupes, elles aussi en bois, l’une avec de la soupe aux choux russe, l’autre avec de la bouillie de sarrasin, et une bouteille de saumure de cornichons. Je refusai catégoriquement ce petit déjeuner, ce qui étonna beaucoup toute la famille.

— Mon épouse, dit le professeur, souhaitait vous offrir le plus luxueux petit déjeuner aux plantes exotiques ; excusez-la, elle ne connaît pas l’archéologie, c’est pourquoi elle n’a pu satisfaire votre goût. Je vais dire à la cuisine de vous apporter du thé, du café et du chocolat : ce qui était gourmandises à votre époque n’est plus consommé aujourd’hui que par le bas peuple.

— C’est vrai, dis-je, qu’à notre époque, ces gens-là commençaient déjà à consommer de façon immodérée thé et café : je prévoyais qu’avec le temps, les gens riches, pour se distinguer, renonceraient à ces plantes. Mais je ne pensais pas qu’ils remplaceraient ainsi le thé et le café par des plantes aussi grossières : le chou, le sarrasin et les cornichons ainsi mis à l’honneur !

— À cause de leur rareté, répliqua le professeur. Le règne végétal a été bouleversé par le changement climatique, et cette nourriture ordinaire et grossière à votre époque nous vient aujourd’hui de l’Inde par bateaux en échange des bananes, des noix de coco, de la cannelle, du poivre et des clous de girofle que nous expédions d’ici. D’ailleurs, les études de savants médecins ont démontré que le chou, le sarrasin et les cornichons, nourriture saine et nourrissante, étaient dignes du prix qu’on leur accorde. On peut affirmer que ces plantes sont bien meilleures que tous les excitants qui étaient employés en si grande quantité à votre époque, et qui provoquaient la goutte, l’amollissement des nerfs et une vieillesse prématurée.

Après avoir bu mon thé, je proposai au professeur de faire un tour en ville avec moi, et de visiter quelques institutions ; il accepta, et, coiffés de petits chapeaux de paille, nous sortîmes dans la rue.

Examinant la maison de la rue, je ne pouvais trop admirer le magnifique décor des frises, des chapiteaux, des colonnes et des autres ornements extérieurs. Les fruits, les fleurs et les différentes figures représentés sur les murs entre les fenêtres surpassaient tout ce que j’avais vu jusqu’à présent en matière d’art sculptural.

— Quel magnifique travail de moulage ! dis-je.

— Vous faites erreur, répondit le professeur, toutes nos maisons et toutes ces décorations sont en fonte.

— Comment ? Des maisons en fonte ! m’exclamai-je. C’est quelque chose d’extraordinaire. Même si, de notre temps, on avait déjà commencé à utiliser la fonte pour les routes, les ponts, les colonnes, les escaliers, différents types de machines et les sols, et même des tableaux et des articles de mercerie, jamais je n’aurais pu prévoir que l’on pourrait construire des maisons en fonte [24].

— Rien de plus facile, dit le professeur, le maître d’œuvre fournit à la fonderie le plan et la façade du bâtiment, et on lui coule le nombre de caissons ou de coffres dont il a besoin, les colonnes, le sol, les plafonds, le toit, qui seront assemblés par des vis. Les caissons, fermés de tous côtés, ont une seule petite ouverture avec un boulon, à travers laquelle on les remplit de sable sec, et pour la solidité des murs et la protection des influences atmosphériques, ces caissons sont soudés entre eux par une pâte spéciale, une espèce de mastic. De telles maisons sont très commodes à transporter d’un lieu à un autre, et quelques grands fourgons à vapeur les déménagent en quelques heures.

— C’est bien, dis-je, mais une telle quantité de métal n’attire-t-elle pas l’électricité sur la ville par temps d’orage ?

— À quoi servent donc les paratonnerres, dit le professeur, que vous utilisiez si peu à votre époque ? Regardez, ici, sur chaque maison, chaque pont, chaque guérite, il y a un paratonnerre, de plus, nous sommes toujours munis de cette pièce salvatrice. Ôtez votre chapeau, me demanda le professeur.

Je me découvris, et il me montra sous le toupet de plumes un paratonnerre pliant et une chaînette enroulée pour renvoyer l’électricité vers la terre.

— C’est très bien, dis-je, mais malgré tout cela, le tonnerre peut assourdir quelqu’un.

— Regardez dans la poche latérale, dit le professeur en souriant.

Je tirai trois petites billes élastiques d’une jolie petite boîte, et le professeur déclara que cela servait à renvoyer l’air, et que l’on devait les mettre dans la bouche et les oreilles pendant l’orage.

— Ainsi, chez vous, tout est pensé pour une vie tranquille et sans souci, dis-je à voix haute, en tournant les billes élastiques.

— À quoi donc serviraient les sciences sinon ? dit le professeur. Consacrer sa vie à de nouvelles découvertes et améliorations par simple curiosité n’en vaut vraiment pas la peine

À ce moment, nous longions un dépôt de négociants, et je m’arrêtai pour regarder un garçon de douze ans qui, à l’aide d’un levier assuré à un cabestan, soulevait d’énormes fardeaux et les expédiait vers une lucarne, où une autre machine en forme de balance fixée à une poulie, également dirigée par un garçon, descendait les marchandises sur le sol.

— Mon Dieu ! m’écriai-je. De très simples moyens techniques, déjà inventés de temps immémoriaux, connus à notre époque par tous les charpentiers : le levier, le coin, la balance et la vis ont enfin fini par trouver leur véritable usage. De notre temps, mille personnes auraient travaillé à la sueur de leur front en pareille circonstance.

— C’est un moyen très simple, dit le professeur, mais nous avons des monte-charge à vapeur qui soulèvent comme une plume des navires armés de cent canons, et qui retournent des rochers comme un caillou. L’homme est fort de sa seule intelligence, et ainsi doit-il agir avec ses forces intellectuelles pour dominer les forces de la nature physique… Mais prenons place dans notre voiture à vilebrequin, dit le professeur, afin d’être à l’arrivée de la diligence aérienne. Aujourd’hui, c’est le jour du courrier, et j’attends une lettre de ma sœur, de Nouvelle-Hollande.

Nous nous assîmes dans de confortables fauteuils à ressorts ; le garçon tourna le ressort, se posta derrière, et nous roulâmes sur les rails en fonte aussi vite que l’on dévalait à notre époque les montagnes d’été sur l’île Krestovski [25], ou que l’on faisait de la balançoire la semaine sainte.

Bientôt nous arrivâmes sur une vaste place où s’élevait une tour en fonte avec une terrasse au-dessus. C’est ici que nous nous arrêtâmes, et le professeur m’annonça que c’était un quai aérien. À peine étions-nous montés sur la terrasse que nous vîmes au loin un énorme ballon auquel était attachée une grande nacelle [26] en forme d’oiseau, agitant des ailes et une queue aux dimensions incroyables. Une fumée noire jaillissait en tourbillonnant derrière le vaisseau, et me convainquit au premier coup d’œil de l’existence d’une machine à vapeur.

Sur ces entrefaites, l’aérostat s’approcha, réduisit ses ailes et jeta l’ancre sur la terrasse, et le guetteur, ayant attaché la chaîne à un treuil, le mit en mouvement à l’aide d’un ressort, et tira la diligence sur la plate-forme de débarquement. Une centaine d’hommes et de femmes sortirent de la nacelle, chacun avec un parachute spécial dans les bras. Pendant qu’au bureau on triait les lettres, j’admirai l’aménagement de la diligence aérienne et examinai les ailes, qui ne différaient en rien de celles qu’on employait pour les moulins à vent. Ayant remarqué avec quelle curiosité j’examinai le mécanisme de cet aérostat, le professeur, après la lecture de son courrier, m’invita à la campagne pour voir les exercices aériens, et nous y partîmes aussitôt en voiture.

Je ne puis exprimer la sensation qui saisit mon âme militaire à la vue de deux cents gigantesques aérostats à nacelles tous alignées à terre. Devant chacun d’eux se tenait une centaine de soldats armés de fusils à air comprimé avec des baïonnettes. Au premier signal, les gens montèrent dans les nacelles, au second, ils allumèrent le feu dans les machines à vapeur, et au troisième, la musique attaqua une marche militaire, les drapeaux multicolores se déployèrent et les aérostats décollèrent. Ils parcoururent d’abord un espace considérable en une seule file, ensuite ils se séparèrent en pelotons et commencèrent à faire différentes manoeuvres. Rien ne peut se comparer à la grandeur et au charme de ce tableau : j’étais ravi, mais bientôt mon enthousiasme se mua en épouvante. Au signal donné par le canon à air comprimé de l’aérostat du chef de l’escadrille aérienne, des soldats s’élancèrent soudain dans le vide, depuis une altitude incommensurable. J’étais saisi d’effroi, mais bientôt je me ressaisis, à la vue des parachutes qui s’ouvraient dans les airs et descendaient harmonieusement dans diverses directions, offrant à mes regards un charmant spectacle d’un autre genre. Les soldats, ayant touché terre, se dégagèrent promptement de leurs suspentes, plièrent leurs parachutes et, les ayant attachés sur leur dos comme des havresacs, formèrent aussitôt les rangs et se mirent à marcher au pas.

— Qu’en dites-vous ? demanda le professeur.

— Merveilleux ! m’exclamai-je. Après cette invention, aucune forteresse, aucune position défensive, aucune marche forcée ne sauvera l’ennemi. Seule une folle bravoure peut préserver une armée de la défaite.

— Attendez un peu, dit le professeur, et vous verrez qu’il y a des contre-mesures pour tout. Au bout de quelque temps, les aérostats descendirent à terre et plusieurs autres ballons, sans nacelle, furent envoyés en l’air, retenus par des cordes.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je au professeur.

— Ce sont des cibles, répondit-il.

À cet instant, une compagnie de soldats s’avança, sans fusils, avec des carquois sur les épaules et des pistolets dans les mains. Le chef donna un ordre et ils commencèrent à tirer à l’arc des fusées Kongrev [27], qui firent aussitôt exploser les ballons en l’air.

— Voilà qui est effrayant ! dis-je.

— Le danger pour les aéronautes n’est pas aussi grand que vous le pensez, répondit le professeur, car, en pareilles occasions, ils se sauvent en parachutes, et généralement ne perdent pas la vie, mais sont faits prisonniers.

Lorsque l’exercice fut terminé, je souhaitai voir l’équipement d’un soldat : les fusils comme il a été dit plus haut, étaient à air comprimé, mais dans leurs havresacs, au lieu de poudre, se trouvaient des vivres, à savoir : une petite boîte en argent avec un bouillon solide préparé à l’aide de plantes et de viandes variées, dont quelques miettes suffiraient à la subsistance d’une famille entière au moins pendant un mois ; une autre petite boîte était remplie de farine de sagou comestible destinée à la préparation des galettes azymes, et enfin chaque soldat avait à côté de lui une machine pneumatique pour transformer l’air en eau en cas de besoin, une machine pour la production de l’oxygène, et pour transformer celui-ci en feu pour la cuisson de la nourriture.

Ayant vanté toutes les utilisations de nos inventions dans la société, je fis remarquer que l’avantage d’avoir toujours avec soi du feu, de l’eau et des vivres est particulièrement salutaire sur les vaisseaux, car il arrive souvent que, lors d’un naufrage, les gens soient rejetés sur un rivage désert, et que les malheureux y meurent d’inanition, dans un total dénuement.

— Aujourd’hui toutes ces inventions ne sont utiles que pour les aéronautes, et aucunement pour la marine, dit le professeur. Premièrement parce qu’il n’y a plus de naufrages car les navires sont faits de cuivre et de fer et, lors d’une tempête, ils descendent au fond de la mer ; deuxièmement, l’eau de mer se transforme en quelques minutes en eau douce grâce à des dessalinisateurs hydrauliques ; troisièmement, le fond de la mer fournit à nos navigateurs et nos scaphandriers quantité de plantes et d’animaux pour se nourrir ; et, enfin, quatrièmement, parce qu’à notre époque, il n’y a plus du tout de rivages déserts : toute la Terre est habitée, fertilisée et embellie par les mains des hommes qui se sont multipliés de façon incroyable. Même les rochers nus au milieu de l’océan sont transformés en jardins luxuriants au moyen d’une terre importée, ou obtenue à partir de pierres, tandis que la sécurité de la navigation sous-marine et les communications aériennes entretiennent les relations entre les pays éloignés et satisfont les besoins vitaux.

— Ainsi les bateaux sous-marins, inventés à notre époque par l’Américain Fulton [28] et perfectionnés par l’Anglais Johnson [29], sont entrés en usage ? demandai-je.

— Absolument, répondit-il. Pareils à des enfants, vous vous amusiez avec les nouvelles inventions comme avec des jouets, mais nous, nous nous comportons en personnes adultes. La vie de l’homme est trop courte pour qu’on puisse, au cours de celle-ci, jouir des fleurs de l’invention et des fruits de la perfection. L’alliance de nombreuses vies, l’expérience des siècles sont nécessaires pour tirer grand profit de chaque nouvelle invention et découverte.

Enfin le professeur me déclara qu’il devait se dépêcher d’aller à son cours à l’université. Je lui demandai de m’emmener avec lui, mais, afin d’éviter les regards curieux, de ne pas révéler que j’étais le grand-père ou l’ancêtre commun de la génération actuelle. Nous nous assîmes de nouveau dans notre engin de locomotion, et retournâmes en ville ; nous traversâmes celle-ci dans toute sa longueur jusqu’aux portes opposées et, ayant passé ces dernières, nous nous arrêtâmes devant le perron d’un édifice immense et splendide, entouré d’un jardin botanique et d’une ménagerie.

La répartition des facultés était la même qu’à notre époque ; seules les sciences avaient leurs propres sections, qui nous sembleraient étranges et ridicules. Par exemple, dans la section juridique, avant les sciences de la jurisprudence et de la procédure judiciaire, se trouvaient trois nouvelles divisions, savoir la bonne conscience, le désintéressement et la philanthropie [30]. En philosophie, on avait ajouté le bon sens, la connaissance de soi et l’humilité. Dans la catégorie des sciences historiques, je remarquai une section spéciale sous le titre : utilité morale de l’histoire, et en statistique et en géographie, on avait ajouté la section : authenticité des témoignages. Dans la section philologique, la langue nationale occupait la première place. Une science particulière appelée : utilisation de toutes les connaissances humaines pour le bien commun — formait une faculté à part.

Soudain on entendit le son d’une cloche, le silence se fit dans l’assemblée, et le professeur de bon sens monta en chaire. Le professeur parlait dans une langue compréhensible par tous, il exposait des vérités accessibles au cœur. Il disait que la raison saine ordonne de se soumettre inconditionnellement aux lois de la terre sur laquelle nous vivons ; de ne pas blâmer inconsidérément les actions des anciens, d’abord par indulgence envers l’humanité, et ensuite, parce qu’en observant les faits, souvent nous n’en connaissons ni le mobile initial, ni le but. Il conseillait de juger des affaires selon leurs conséquences, et non pas selon leur origine ou la première impression, citant en exemple les remèdes salutaires qui, agissant sur le corps, occasionnaient souvent des sensations désagréables. Il disait que le bien commun des citoyens résultait surtout de l’aspiration de chacun à venir en aide à ses proches. Faire du bien aux autres signifie faire le bien pour soi-même, parce que par ce moyen on acquiert l’amour et la considération d’autrui, et avec cela celui d’être aidé.

Ensuite, mon hôte, le professeur, commença à parler d’archéologie, et je m’étonnai quand, à la place de lettres, de nombres, d’heures et d’écritures, il commença à expliquer, d’après les monuments anciens, le degré d’instruction civique des peuples, leurs us et coutumes, et qu’avec des explications critiques, il se mit à démontrer ce que l’on doit imiter et ce que l’on doit rejeter. Dieu merci, pensai-je, l’archéologie aride qui accablait ma mémoire et agaçait ma patience a enfin acquis sa véritable signification.

Le professeur termina son cours et, alors que les auditeurs regagnaient leur logis, il me conduisit dans la bibliothèque.

À ma grande surprise, je n’y trouvai pas les œuvres auxquelles dans les revues, à notre époque, les amis des auteurs prédisaient l’immortalité, mais au contraire, je vis des livres dont on avait peu parlé, et qu’on avait encore moins lus, qui occupaient ici une place d’honneur. Pour ne pas blesser l’amour-propre de mes contemporains, je tairai leurs noms ; je dirai seulement que je cherchai en vain nos nouveaux romantiques, nos tendres Parny [31], nos Lamartine [32] sentimentaux (des imitateurs, bien sûr), et tous nos suaves poètes. Le changement de goût avait modifié la conception du Beau, et avec l’évolution de la langue se dissipa le charme conventionnel : les paroles sonores, comme un écho vain, s’évaporèrent dans l’air, tandis que les images, comme les ombres à l’apparition des rayons du soleil, disparurent. Seules restèrent l’élévation de la pensée, la force de la sensation, la profonde connaissance du cœur immuable de l’homme, l’amour éclairé pour la patrie et les grandes vérités de la nature ; tandis que la poésie suave, composée seulement de mots et d’images, se brisa comme de vieilles guzlas [33].

Rassurez-vous, ombres illustres de Lomonossov [34], Derjavine [35], Ozerov [36], Fonvizine [37], vous Nestor le vieux [38], l’éloquent Platon [39], le spirituel Kantémir [40] et autres champions de la vérité ! J’ai vu vos œuvres appréciées à leur juste valeur, vos noms écrits en lettres d’or sur ce sanctuaire de l’esprit et du génie. Je dirai même plus : les auteurs de grammaires et de dictionnaires, les explorateurs de la langue nationale, ont survécu à ce naufrage littéraire. La postérité, toujours reconnaissante envers des travaux utiles, a conservé leur mémoire. Tout le reste a été englouti par le temps.

Mais vous aussi, réjouissez-vous, mes vénérables confrères, journalistes, gentils poètes et prosateurs légers, réjouissez-vous de ma propre humiliation : j’ai vainement cherché mon nom à la lettre B [41]. Hélas ! Je n’ai pu le retrouver sous la chape d’un millénaire, et tous mes libelles, mes critiques et mes contre-critiques, qui m’ont souvent coûté des nuits de sommeil en fondant de belles espérances sur l’avenir ont disparu ! D’abord j’ai pensé m’en affliger, mais peu après, je me suis vite consolé et, passant la porte, je répétais joyeusement mon expression favorite : Vanitas vanitatum et omnia vanitas ! (Vanité des vanités, et tout n’est que vanité).

Le professeur me dit qu’il devait se dépêcher de rentrer chez lui, où l’attendaient les hôtes qu’il avait conviés en l’honneur de mon réveil.

L’assemblée était nombreuse. Le professeur avait invité les personnes les plus respectables de la ville, les premières dames et des notables étrangers, parmi lesquels se trouvaient quelques nègres [42] et des gens au teint olivâtre. Le maître de maison me présenta d’abord le gouverneur de la ville, un homme remarquable pour ses connaissances, ses qualités morales et ses mérites. Il était dans la fleur de l’âge, remplissait énergiquement ses fonctions, et jouissait de la considération générale.

Ensuite, le professeur me conduisit vers un jeune homme de petite taille, avec un large visage et un nez écrasé, et me le présenta comme un prince esquimau, commandant de l’escadre qui était au mouillage ici, dans la rade. J’avais lu peu de temps auparavant Le Voyage de Parry [43], et fus étonné de la ressemblance entre les traits du visage de ce prince, et les illustrations du livre de ce voyageur, qui représentaient les habitants des contrées polaires, de pauvres Esquimaux qui, de notre temps, erraient, pareils à des ours, sur le rivage désert et la banquise des mers arctiques. La courtoisie et la culture de ce prince et des deux aides de camp qui l’accompagnaient me firent deviner le haut degré de civilisation des contrées hyperboréennes.

Puis le professeur me présenta un jeune nègre, fils de l’illustre Barabanoï, général de l’empire d’Achant [44], le plus puissant d’Afrique. Cet adolescent, accompagné de son précepteur, voyageait pour acquérir de l’expérience.

Entre-temps, un serviteur annonça que le repas était servi : nous allâmes dans la salle et nous assîmes sans cérémonie à notre guise autour d’une table ronde — à l’exception des femmes qui s’installèrent les unes à côté des autres. La table était garnie de mets divers présentés dans des récipients en bois ; ils étaient dressés sur des plateaux en or et des trépieds, étaient maintenus au chaud par des lampes à gaz hydrogéné. La plupart des plats, extraordinairement délectables, étaient composés de viandes et de plantes qui m’étaient inconnues ; seuls les poissons me rappelèrent notre époque.

Ayant remarqué ma curiosité, le gouverneur de la ville dit :

— Tout ce que vous voyez ici sur la table, hormis le pain et les fruits, ce sont des produits de la mer. Par suite de la prolifération de la population sur le globe terrestre et de la destruction des forêts, presque tous les oiseaux et les animaux que l’on utilisait jadis abondamment pour se nourrir ont disparu ; nous protégeons les chevaux en tant que fidèles amis ; nous gardons les chamelles, les vaches et les brebis pour le lait et la laine, et les éléphants pour la guerre. Mais, en revanche, la mer représente pour nous un inépuisable magasin d’alimentation. Après l’invention des bateaux sous-marins et le perfectionnement de l’art de la plongée, les fonds marins sont devenus un champ fertile peuplé d’une quantité infinie de plantes comestibles, tandis que les eaux nous fournissent abondamment en poissons, en animaux amphibies et en crustacés. Dans les pays éloignés de la mer, les gens travaillent à l’usine, font des ouvrages d’aiguille, cultivent des fruits, des céréales, et de la vigne ; le transport aérien nous donne les moyens d’échanger très rapidement les différentes productions.

— La vigne arrive fort à propos, dis-je en remplissant mon verre, que je vidai à la santé de mes interlocuteurs. Il m’a semblé que le vin avait un goût étonnant : il mariait en lui le pétillement et le moelleux du champagne à la force du bourgogne, et il avait un bouquet délicieux.

Enfin nous nous levâmes de table ; les dames retournèrent dans l’autre pièce, et on nous apporta des pipes bourrées d’une espèce d’herbe aromatique. Le maître de céans me dit que cette herbe produisait des effets contraires à ceux du tabac, c’est-à-dire qu’elle n’avait aucune propriété narcotique, ne montait pas à la tête, facilitait la digestion et purifiait le cerveau des vapeurs éthyliques.

Suivant une vieille habitude, après le déjeuner, je passai chez les dames pour écouter les jugements éloquents et enflammés portés sur les chapeaux et les bonnets, ainsi que les discrets commérages sur les défauts du prochain. Mais j’en crus à peine mes oreilles quand j’entendis que les mères parlaient entre elles de l’éducation des enfants et des recettes pour une vie conjugale heureuse. Les vieilles femmes citaient différents exemples de la vie mondaine pour confirmer d’utiles vérités, tandis que les jeunes filles à la mode parlaient de littérature, de leurs occupations et de leur ménage.

Le serviteur disposa quelques petites tables au centre de la pièce, et j’attendis que la maîtresse de maison commençât à distribuer les cartes, comme c’était d’usage à notre époque. Selon mon habitude, je me préparais à m’éclipser de la maison parce que j’ai toujours préféré la sieste ou une promenade à cette occupation, mais heureusement, c’est tout autre chose qui arriva. On apporta des journaux, des cartes géographiques, des estampes récentes ; les messieurs et les dames s’adonnèrent à la lecture, à l’examen des images, à la conversation, à la réflexion, et nous ne nous aperçûmes pas du temps qui passait.

Je m’amusais particulièrement à examiner les cartes géographiques que le président de l’académie du Kamtchatka me commentait. Tous les endroits d’Asie, d’Afrique, d’Amérique, de Nouvelle Hollande qui, à notre époque, étaient mentionnés sur les cartes comme des taches blanches désertes, étaient à présent couverts de noms de villes et de canaux. Près des pôles étaient représentées de grandes îles aussi peuplées que la France de notre temps. Ce qui m’étonna, en outre, c’était que tous les fleuves avaient, à l’instar des canaux, un cours régulier. Le président me dit qu’à présent tous les fleuves étaient devenus navigables : les rives étaient endiguées et rectifiées pour protéger des inondations les terrains amendés et pouvoir utiliser une grande surface de terre pour la culture du blé ; que tous les marécages avaient été asséchés par des canaux et que les communications par voie d’eau avaient été établies sur tout le globe terrestre.

Entre-temps la nuit était tombée, et en un instant toutes les maisons et les rues furent éclairées au gaz. Le prince esquimau et le chef des marchands des îles Aléoutiennes [45] m’invitèrent à les accompagner au théâtre ; j’acceptai avec joie.

Dans les rues, il faisait aussi clair qu’en plein jour. Outre une quantité innombrable de réverbères sur toutes les places, il y avait des soleils artificiels produits par la réverbération de la lumière dans des lampadaires fantasmagoriques d’un genre particulier, faits de miroirs convexes et concaves.

Le théâtre pouvait accueillir jusqu’à vingt mille spectateurs : il était conçu de telle sorte que l’on pouvait entendre chaque mot chuchoté sur scène même des places les plus éloignées. Les décors étaient portés à une telle perfection que je tenais tous les objets pour authentiques ; la machinerie fascinait, tant par son inventivité que par sa rapidité. On présentait une tragédie et un opéra. Je ne veux pas m’étendre sur le jeu des acteurs ni sur la musique : je dirai seulement que j’étais ravi.

À l’entracte, le prince esquimau, dans une conversation à bâtons rompus, me proposa de partir avec lui dans sa patrie, me promettant de me dédommager de la perte de mon domaine que je ne pouvais espérer recouvrer après un millénaire. La curiosité et les circonstances m’incitèrent à accepter sa proposition, à la condition cependant qu’il me donne les moyens d’être utile à la société. Le prince devait rentrer dans son pays le lendemain matin.

À la sortie du théâtre nous passâmes chez le professeur et, après l’avoir remercié de m’avoir sauvé et manifesté tant de bienveillance, je lui fis part de mes intentions, pris congé de lui et de sa famille, puis, tout en promettant de revenir bientôt, je me rendis avec le prince, dans une voiture d’attelage, jusqu’au port où une embarcation nous attendait pour nous conduire sur le vaisseau amiral, qui ressemblait, par sa magnificence à un immense jouet de mercerie. Par un signal nocturne, le prince enjoignit à sa flotte d’être prête à lever l’ancre à l’aube.

Pendant ce temps, j’examinai le vaisseau. Il était en plaques de cuivre soudées et boulonnées. Les canons aériens, les désalinisateurs, une cuisine chimique chauffée au gaz, et la faculté de se procurer des vivres rapidement au fond de la mer faisaient en sorte que le navire n’était pas encombré d’une quantité de fardeaux. En son milieu, entre la cale et le pont, était installée une énorme machine, une espèce d’horloge que l’on remontait avec une clef — en cas de calme plat ou de navigation sous-marine — qui mettait le navire en mouvement au moyen de quatre roues fixées à des essieux à l’extérieur. Les mâts étaient pliants et légers.

En sortant sur le pont, je tombai des nues à la vue de la foule qui se promenait sur la mer, sans barque, certains plongeaient et sortaient de l’eau tout habillés avec des paniers remplis de verdure, d’huîtres, de poissons et d’autres produits de la mer.

Des hordes de marchands ambulants entourèrent nos vaisseaux, et je descendis dans un canot pour bien examiner ces marcheurs sur l’eau et ces plongeurs. Ils étaient vêtus de tissus imperméables ; sur leurs visages, ils avaient des masques transparents de corne avec un bonnet. Chacun d’eux était assis à califourchon sur un banc étroit à quatre pieds tors, auquel on avait fixé une boule en fer-blanc remplie d’air. Sous le banc était fixée une roue qui le mettait en mouvement à la place de la godille. Les scaphandriers avaient aux pieds des spatules pour diriger la machine dans les virages. À côté de chaque banc, une grosse boule en fer-blanc flottait au bout d’une corde. Si on devait descendre dans les profondeurs de la mer, on remplissait cette boule d’eau, et alors son poids entraînait l’homme au fond, quand il fallait remonter, on la vidait de son eau au moyen d’une vis d’Archimède, et le banc et l’homme remontaient à la surface. Aux deux extrémités du banc pendaient deux sacs en cuir remplis d’air pour respirer sous l’eau à l’aide d’un tube.

Je voulais absolument descendre au fond et me promener un peu dans la mer, mais, on commença justement à lever l’ancre. Nous avions le vent en poupe et nous filâmes comme une flèche vers le large.

Le lendemain nous nous trouvions à la hauteur du cap de Glace. À notre époque, c’était la limite des expéditions humaines au détroit de Béring, et seuls quelques navigateurs russes avaient osé aller plus loin que Cook [46], dans ces mers fermées par les glaces du Nord. Ici la nature, plongée dans une somnolence glacée, ne produisait rien, de notre temps, pour les besoins de l’homme, et était aussi désolée que les glaces éternelles et les rochers. À présent les arbres fruitiers et la vigne verdoyaient sur les côtes ; les coupoles d’or de tours et de temples, de splendides édifices et les mâts de vaisseaux dans le port annonçaient l’état florissant de ce pays. La ville du cap de Glace portait le nom de Découverte de Cook. Nous n’avions pas le temps de nous y arrêter, mais le prince, ayant remarqué ma curiosité, me dit en souriant que si je voulais voir la ville, il pouvait la transporter instantanément sur le vaisseau bien que nous soyons à trente verstes. Immédiatement on hissa en haut du mât une chambre obscure avec un télescope géant : plusieurs miroirs concaves et convexes orientés différemment, réfléchissaient les objets avec une précision étonnante et projetèrent à travers une lunette sombre la ville entière sur la table (exactement comme un modèle réduit) avec ses habitants, ses équipages et toutes les activités de la ville. Je pouvais distinguer les physionomies des gens qui étaient représentés en miniature, et, à leurs gestes, deviner même les sujets de leurs conversations.

Le prince, voulant se divertir encore plus de mon ignorance, me demanda si je ne voulais pas écouter les conversations de la ville.

— Voulez-vous savoir par exemple, me dit-il, ce que cette femme d’un certain âge chuchote à ce jeune homme dans une allée retirée du jardin ?

— Volontiers, répondis-je pour plaisanter.

Le prince se fit apporter son cornet acoustique, mesura trigonométriquement la distance entre le vaisseau et le jardin, entre le couple en discussion et moi, allongea de quelques tours les bagues de son cornet acoustique, et l’arrêta à un certain chiffre de degrés, enflamma une sorte d’alcool, m’ordonna de coller mon oreille à l’embouchure étroite, et quelques minutes plus tard, je sentis que le son se rapprochait et, qu’enfin il parvenait clairement à mon ouïe. Je considère comme superflu de rapporter aux lecteurs la teneur de la conversation que j’ai entendue dans le jardin de la ville, Découverte de Cook.

Mû par une curiosité innée, je demandai que l’on m’expliquât le fonctionnement du tuyau acoustique et les progrès de l’optique. Le prince dit :

— Le temps, l’expérience et le soutien que les hommes de science ont reçu du public éclairé ont porté toutes les inventions initiales au sommet de la perfection : je vais tout de suite vous en montrer quelques exemples.

Le prince se fit apporter le télescope et me demanda si je voyais quelque chose dans le ciel.

— Rien, répondis-je.

— Et comme cela ?

J’examinai la lune avec le télescope et y observai des villes, des forteresses, des montagnes, des forêts — exactement comme apparaissent les environs de Strasbourg depuis la tour de la Cathédrale [47]. Les animaux se déplaçaient sur la lune comme des fourmis, mais il était impossible de distinguer leurs formes et leur espèce. Des étoiles, immobiles et lointaines, ressemblaient à des soleils dans tout leur éclat, pareil au nôtre ; une étonnante quantité de planètes d’une taille extraordinaire s’offrait aux regards et remplissait l’espace.

Le prince tourna le télescope vers le large et un espace de plusieurs milliers de verstes disparut : le but de notre périple, le pays polaire, semblait tellement proche que je tressaillis involontairement à l’idée que nous allions échouer sur le rivage. Ensuite le prince me tendit sa lorgnette, découvrit sa poitrine, et me dit de regarder : je vis alors la circulation du sang dans les veines, la sécrétion des fluides dans les vaisseaux lymphatiques, l’action de l’air dans les poumons et tout le mécanisme de notre nature physique, comme dans un verre.

— Comme ce serait intéressant, m’exclamai-je, d’inventer des lunettes avec lesquelles on pourrait voir les sentiments du coeur !

— C’est ce que l’on peut voir partiellement à présent, répondit le prince. Par exemple, si vous déclarez votre flamme, et que le sang de votre bien-aimée afflue vers le cœur et en sort progressivement en provoquant un léger frémissement des nerfs, c’est alors le signe que vous êtes aimé. Un reflux rapide du sang signifie la colère, en revanche une circulation normale est l’expression de l’indifférence. Si le sang commence à s’échauffer à la vue de pierres précieuses, c’est un signe de sa cupidité. Le récit de hauts faits, de sentiments élevés échauffe tellement le sang de l’honnête homme qu’il en ébranle même le système nerveux affamé, mais d’un autre côté, il ne produira pas le moindre changement. En un mot, en observant la circulation du sang, il est très facile de savoir ce qui ne transparaît ni sur le visage, ni dans les paroles.

— C’est vrai, dis-je. Mais permettez-moi d’observer des expériences visant à améliorer le goût : autrefois j’étais gourmet, et une bonne table hospitalière me semblait être le trait distinctif d’un homme aisé.

Le prince repoussa sa réponse jusqu’au déjeuner et me fit un tel régal que j’en ai encore la salive qui me vient à la bouche au seul souvenir des différents plats dont le goût était à volonté modifié par quelques gouttes de divers bouillons.

Après le déjeuner, le prince alluma une poudre aromatique dont le parfum me ravit à tel point que tous mes nerfs tressaillirent de plaisir, que mon esprit s’embrasa et que, pour la première fois de ma vie, je me mis à parler en vers.

La dernière expérience arriva : le prince m’ordonna de me frotter les mains avec une pommade parfumée et, au bout d’une demi-heure, mon sens du toucher était devenu si délicat que j’appris alors à distinguer les couleurs d’un seul frôlement, et j’étais devenu si chatouilleux que je riais à gorge déployée au moindre souffle de vent.

Enfin nous entrâmes dans l’archipel arctique. Au moment où les côtes furent en vue, le baromètre indiqua une tempête imminente.

Le prince donna aussitôt l’ordre à la flotte de descendre dans les fonds marins. En un clin d’œil on enleva les mâts, fixa les roues, ferma les écoutilles, à l’exception de quelques ouvertures à soupapes pour faire entrer l’eau dans le ballast, et le vaisseau commença à descendre au fond de la mer. Une fois atteinte la profondeur voulue, on ferma les hublots, mit la machine en marche, et le vaisseau avança rapidement. À l’intérieur, il faisait assez clair et je n’avais aucune difficulté à respirer : les machines qui contenaient de l’air et le purifiaient étaient continuellement en marche. Je ne m’éloignais pas de la fenêtre et jouissais d’un nouveau spectacle. Les poissons et les animaux marins en bancs tournaient à côté du vaisseau, et il suffisait de jeter un filet pour avoir assez de provisions pour une année entière.

Cependant l’agitation de la mer devenait sensible sous l’eau, et le prince ordonna de tirer le canon à air pour signaler qu’on allait jeter l’ancre. Tous les bateaux répétèrent le signal et jetèrent l’ancre.

Notre vaisseau resta près d’une plantation sous-marine qui appartenait à un riche habitant des contrées polaires. Je souhaitais vivement examiner ce nouveau genre de domaine au fond de la mer, qui appartenait à notre époque aux phoques, aux crabes et aux huîtres. Le prince me fit enfiler une combinaison d’air, m’équipa de deux sacs pleins d’air et, m’ayant fait prendre place sur le banc sous-marin, me montra comment l’actionner.

Il n’oublia pas de me donner comme guide un habile scaphandrier. Quand je fus prêt à partir, on me mit près des portes, on les ouvrit rapidement, on nous poussa ensemble dans l’eau, le guide et moi, et on ferma tout de suite les portes.

En descendant au fond de la mer, je vis qu’il était divisé par des murets de pierre, et par endroits, il y avait des poteaux avec des inscriptions pour marquer les limites des propriétés ; il était parsemé de constructions en forme de pyramides. Le guide me dit que c’étaient des maisons sous-marines, du genre de nos fermes ou de nos métairies, où les ouvriers et les maîtres se reposaient après le travail ou la promenade. Autour, il y avait des potagers de plantes aquatiques et d’immenses édifices carrés en pierre, avec des grilles de fer à la place du toit. J’y jetai un coup d’œil, et vis que c’étaient des viviers, ou des parcs sous-marins, remplis de divers poissons, d’animaux amphibies, d’huîtres, etc.

Soudain le son d’une cloche retentit d’une des pyramides. Le guide me dit que c’était un signal d’invitation, et nous nous pressâmes d’aller aux portes qui se trouvaient à la base : elles s’ouvrirent, et nous entrâmes à l’intérieur. À l’étage inférieur, il y avait quelques pieds d’eau, qu’une pompe mécanique aspirait sans relâche. Nous descendîmes de nos bancs et montâmes par l’escalier au premier étage, affecté au repos de ceux qui des ouvriers ; là il n’y avait absolument pas d’eau, tout comme au deuxième étage, magnifiquement aménagé, où se trouvait le maître de maison en personne avec quelques amis. Ayant appris qui j’étais, le maître des lieux me fit visiter toutes les pièces, me montra tout le mécanisme des édifices sous-marins et m’expliqua de quelle façon on les construisait. Sur des fondations très solides, on bâtit une pyramide d’énormes pierres carrées que l’on fixe avec des barres de fer et du plomb ; les fenêtres sont faites de vitres épaisses avec des barreaux de fer. Lorsque le bâtiment est achevé, on pompe l’eau à l’intérieur, et on pose sur le fond des tuyaux de cuivre pour l’évacuation de l’air. Ces tuyaux sortent à la surface de l’eau, près du rivage, et au large, une pyramide qui s’élève au-dessus de l’eau est construite spécialement : c’est là que convergent tous les tuyaux des bâtiments sous-marins. Les pompes à air favorisent le renouvellement de l’atmosphère, et j’ai vu par expérience que, dans ces habitations sous-marines, l’air était même bien plus pur que sur terre.

Après m’être entretenu un moment avec le maître de céans et ses amis, je revins au vaisseau. Entre-temps la tempête avait cessé, et le prince donna l’ordre à la flotte de lever l’ancre. On mit aussitôt en marche les pompes mécaniques ; à mesure que l’eau diminuait dans la cale, le vaisseau remontait, et bientôt il refit surface. Tout rentra dans l’ordre, et une demi-heure plus tard nous jetâmes l’ancre dans la rade de la ville de Parry, la capitale de l’Empire hyperboréen.

Le prince m’emmena en ville, et là je fus bien plus étonné qu’à Esperanza. Ici toutes les maisons étaient construites en gros bloc d’un verre très pur. Les murs étaient couverts de bas-reliefs polychromes et, sous les reflets du soleil, on aurait dit qu’ils étaient la proie des flammes. De ravissants portiques en verre, des temples et de magnifiques édifices aux colonnes colorées attiraient et charmaient mes regards à chaque pas. La chaussée était faite d’un métal brillant pareil au zinc. Le prince, bien que distrait par les joyeux vivats de la population qui venait à sa rencontre, remarqua mon étonnement.

— Il vous semble étrange, dit-il, de ne pas voir ici d’édifices en fonte comme à Esperanza. Nous n’avons pas beaucoup de fer et, au lieu d’utiliser des produits étrangers, nous utilisons la production nationale. Nos montagnes regorgent de matières servant à la production de verre et, comme il est très aisé de les extraire du sol au moyen du feu, nous avons transformé des rochers entiers en verre grâce à l’action renforcée d’un corps luminogène, et ainsi, sans grande peine, nous disposons du matériau de construction le plus solide et le meilleur qui soit. Les maisons de verre sont simples, belles, elles ne sont menacées ni par l’incendie, ni par l’humidité, et on peut les chauffer très rapidement avec peu de gaz.

En passant devant les boutiques, je remarquai que presque chaque vendeur était occupé à lire un livre ou un journal. Les véhicules étaient ici utilisés de la même façon qu’à Esperanza ; de plus de nombreuses personnes se déplaçaient rapidement dans les rues avec des chaussures de course. Ce n’était rien d’autre que des chaussures en fer équipées de ressorts et de roues sous les semelles : quand on les remontait, elles se mettaient à rouler toutes seules, et les piétons allaient d’un point à un autre aussi rapidement que sur des patins à glace, en augmentant ou en arrêtant à loisir l’action du mécanisme.

Le prince était pressé d’aller faire à son père son rapport sur le retour sans encombre de la flotte. Pendant ce temps, je souhaitais me promener dans la rue avec l’un de ses aides de camp.

— Vous voyez cette construction sur votre droite, me dit le prince, c’est une bibliothèque de lecture. Connaissant votre goût pour cette occupation, je vous propose que nous nous y retrouvions dans deux heures.

À l’entrée de la bibliothèque, je fus accueilli par le fonctionnaire de service, qui me conduisit à l’intérieur. L’aide de camp informa l’homme de garde que j’étais un voyageur du XIXe siècle ; il me regarda avec curiosité de la tête aux pieds, puis me proposa ses services pour me montrer tout ce qui se trouvait dans ce dépôt.

Je vis là deux machines ressemblant à des sortes d’orgues avec de nombreux cylindres et roues ; elles me semblèrent particulièrement complexes : mon guide me détailla leur fonctionnement. C’était une machine à composer des vers, et une autre de la prose. Il réalisa devant moi quelques essais, et je vais maintenant tenter d’expliquer à mes lecteurs le fonctionnement de ce mécanisme, pour autant que j’ai pu le comprendre au premier regard.

Mon guide ouvrit un tiroir dans lequel se trouvaient de petits osselets carrés comme ceux que l’on utilise dans le jeu de dominos : différents mots y étaient inscrits. Il jeta une poignée de mots en vrac dans le tiroir sous lequel étaient aménagées des touches. Ensuite, il coucha des rimes sur l’échiquier, mit la machine en marche — et le travail commença ! Un soufflet de forge, pressé par un cylindre, projetait de l’air dans la boîte à mots qui, en cliquetant sous l’action du souffle, se déversaient sur l’échiquier, en mesure, au rythme de la musique. Une demi-heure plus tard, la machine s’arrêta et je lus des vers dans lesquels je trouvais tous les mots à leur place, le mètre, l’harmonie dans la versification et des rimes riches, — en un mot, tout, hormis le bon sens et la raison d’être, était exactement comme dans les vers de nos poètes, qui prennent la passion de rimer pour de l’inspiration, et les éloges de leurs amis pour du mérite.

La machine à faire de la prose était construite exactement de la même manière, mais elle différait en ce que, pour définir la mesure, elle avait une trompette et un tambour, et non un piano, et que les osselets ne portaient pas de mots isolés, mais des expressions et des pensées entières, tirées de divers auteurs.

— Ne peut-on pas composer quelque chose sur un sujet donné ? demandai-je.

— C’est tout à fait possible, répondit mon guide, que souhaitez-vous ?

À ce moment, je voulus mettre le guide dans l’embarras et démontrer les défauts des machines à composer. Je choisis comme sujet de composition la description de ma patrie, curieux de savoir de quelle façon la machine allait s’acquitter de cette tâche, et décrire un lieu qu’aucun habitant des contrées polaires n’avait jamais vu, et dont il n’avait peut-être même jamais entendu parler.

Le guide prit sur le rayon le dictionnaire de géographie ancienne, y chercha le nom de ma ville natale, choisit sur les osselets des expressions semblables à celles du livre, prit des noms propres se rapportant à la description, et une quantité d’adjectifs, quelques verbes auxiliaires, et un tas d’expressions toutes faites, jeta tout cela dans le tiroir, remonta le ressort, le tambour donna le départ, la trompette attaqua une marche, et les osselets commencèrent à pleuvoir.

Imaginez mon étonnement lorsqu’une demi-heure plus tard une description assez détaillée de la ville où j’étais né sortit de la machine. Au premier coup d’œil, il me sembla qu’elle ne le cédait en rien à des productions médiocres ; mais, après l’avoir lue attentivement, je remarquai aussitôt l’emphase, les maximes vulgaires, les idées empruntées, et le manque de relation avec l’ensemble, qui révélaient le fonctionnement de la machine, et non celui de l’esprit.

— C’est vraiment dommage, dis-je, qu’à notre époque, on n’ait pas connu cette invention ; elle aurait été utile à de nombreux esprits dénués de talent.

— Elle était connue de votre temps, me répondit le guide, mais elle était tenue cachée par la confrérie des écrivains et se transmettait comme un secret héréditaire d’un ignorant à un sot, et inversement. Par la suite, cette invention a été perfectionnée, et aujourd’hui on ne s’en sert plus, et on ne la conserve que pour les curieux.

Enfin le prince arriva ; il m’invita à le suivre dans son cabinet de travail. J’y trouvai le roi des contrées hyperboréennes, un vénérable vieillard sur le visage duquel se peignait la bonté de l’âme, et dont le regard exprimait une rare clairvoyance. Quelques ministres et savants de premier ordre l’accompagnaient.

Le roi m’invita à m’asseoir et, pendant plus de deux heures, il me questionna sur divers sujets concernant le mode de gouvernance, la manière de vivre, le négoce, les manufactures et l’instruction de notre XIXe siècle. Il semblait satisfait de mes réponses, et me demanda si je voulais rester ici ou retourner dans ma ville natale, Pétersbourg. Je lui demandai d’exaucer ce souhait-là.

— Ainsi, je te confie la mission d’être mon correspondant littéraire dans cette capitale de la culture, dit le roi, et je donnerai l’ordre qu’on te donne les moyens de vivre sans soucis matériels dans ta patrie. Demain, une diligence aérienne s’envole d’ici, et tu peux partir.

Je remerciai le bon roi, et il sortit, me laissant avec le prince.

— À présent, cher voyageur, me dit-il, tu peux visiter les curiosités les plus extraordinaires de la ville sans te soucier aucunement de ton départ : tout sera prêt et organisé, mais en attendant ce monsieur, ajouta-t-il en me montrant son secrétaire, t’accompagnera dans ta promenade à travers la ville. Au revoir !

Ayant parcouru quelques rues, je m’arrêtai devant un immense bâtiment.

— C’est le tribunal, me dit mon guide.

— Ainsi, malgré toute votre instruction et les progrès dans les sciences, dis-je, vous n’êtes pas parvenus à supprimer les procès ?

— C’est absolument impossible, répondit mon camarade, car tant qu’on distinguera ce qui est à moi et ce qui est à toi, il y aura des litiges.

Nous entrâmes dans une immense salle remplie d’auditeurs. Un avocat faisait sa plaidoirie d’une chaire, et comme je n’avais pas entendu le début, la suite ne m’intéressait pas beaucoup.

Je demandai à mon guide de me montrer le greffe. Je voulais observer le fonctionnement des services de la chancellerie qui, de notre temps, constituait la partie importante de la procédure judiciaire.

Nous passâmes dans une salle attenante : là, plusieurs secrétaires étaient assis à une grande table, mais au lieu de clercs et de copistes, il y avait partout des machines à écrire. Je demandai que l’on me montrât le fonctionnement de leur mécanisme ; le secrétaire prit une feuille de papier, la glissa entre deux rouleaux, remonta le ressort, et la machine se mit en marche. Le papier blanc montait sur un rouleau, aspergé d’en haut par une sorte de produit chimique, tandis que l’autre rouleau imprimait. Quelques minutes plus tard, deux mille tirages étaient prêts. Cette invention me plut énormément : premièrement, parce qu’une telle machine s’acquitte ponctuellement de ses devoirs, et qu’elle n’accable pas les solliciteurs ; deuxièmement, parce qu’elle n’ébruite pas les secrets de la chancellerie, et enfin, troisièmement, parce qu’elle travaille quand il le faut, et non quand bon lui semble, et que ni la maladie, ni les circonstances familiales ne sont des prétextes pour ne pas travailler. Sans même parler de la rapidité du traitement des affaires — unique souhait de ceux qui sont dans leur bon droit, et terreur des coupables.

À la sortie du tribunal, mon guide me conduisit à la maison de l’éducation commune. Ici tous les enfants de citoyens pauvres ou riches reçoivent les connaissances élémentaires en sciences et en morale par une méthode unique, sous la surveillance du gouvernement.

De là, les jeunes gens entrent dans les universités et, à la fin d’un cursus complet, se lancent dans le monde.

Des circonstances imprévues obligèrent la diligence aérienne à partir le soir même ; ainsi, après avoir fait mes adieux au prince et reçu une lettre de crédit, je me hâtai vers le quai aérien. Là m’attendait l’aide de camp du roi, qui m’offrit un cadeau en son nom : deux énormes bûches en chêne. C’était comme si, à notre époque, on nous avait donné deux lingots d’or pur de même grosseur. Je le priai d’exprimer ma sincère gratitude au bon souverain, grimpai dans la nacelle, et une demi-heure plus tard, m’envolai vers la Russie.

Nous voyageâmes pendant deux jours. D’en haut la terre ressemblait à une carte géographique sur laquelle les forêts, l’eau et les villes formaient des taches. Le troisième matin, nous aperçûmes le golfe de Finlande, Cronstadt et Pétersbourg, et nous poursuivîmes notre vol un peu plus bas. Mon cœur tressaillait de joie à la vue des toits dorés, des édifices et des flèches des églises et des tours de ma ville natale. Son étendue me stupéfiait : on avait construit de larges rues et d’immenses bâtiments jusqu’à la colline de Poulkovo, sur la côte, et loin à l’intérieur des terres. Au sommet de la colline s’élevait un obélisque en forme de pyramide égyptienne. On me dit que c’était le monument des grands souvenirs du XIXe siècle.

Enfin la diligence aérienne se posa et, ayant embrassé ma terre natale, je partis en ville à la recherche d’un logement.

Ici s’achève le manuscrit rédigé dans la langue des nouvelles terres et commence une seconde partie écrite dans un idiome que nous n’avons pas encore réussi à déchiffrer. À l’instar de Champollion [48], qui décrypta le sens des hiéroglyphes égyptiens, nous essaierons à notre tour de comprendre le sens de ce manuscrit, et le porterons à la connaissance de nos lecteurs. En attendant, nous leur demandons de ne pas accorder foi aux propos de quelqu’un qui déclarerait être en possession de sa traduction, car nous sommes le seul à posséder ce manuscrit, et il est dans un lieu si secret qu’il est impossible de se le procurer sans notre permission.

Traduction du russe et notes de Marie-Laure Bouté.

// Article publié le 16 octobre 2014 Pour citer cet article : Boulgarine , « Fantaisies vraisemblables, ou pérégrinations à travers le monde au XXIXe siècle (1824). », Revue du MAUSS permanente, 16 octobre 2014 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Fantaisies-vraisemblables-ou
Notes

[1Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) est un écrivain, dramaturge, journaliste et publiciste français. Auteur prolifique, Louis-Sébastien Mercier, qui s’appelait lui-même « le plus grand livrier de France », est surtout connu pour son Tableau de Paris et 2440, rêve s’il en fut jamais, publiés avant la Révolution. Il est également l’auteur de cinquante pièces de théâtre et de nombreux essais critiques, et le fondateur des Annales patriotiques et littéraires.

L’An 2440, rêve s’il en fut jamais, publié à Londres en 1771, est considéré comme le premier roman d’anticipation dans lequel on trouve le programme de la philosophie des Lumières. Le narrateur, après une conversation déprimante avec un vieil Anglais qui lui a montré toutes les tares de la société française de l’Ancien Régime, s’endort pour se réveiller dans un songe : il se retrouve à Paris quelque six cent soixante-dix ans plus tard, au milieu d’une société renouvelée, où règne le bonheur enfin réalisé.

[2Julius von Voss est un écrivain allemand né en 1768 à Brandebourg-sur-la-Havel et décédé en 1832 à Berlin. Il laisse une œuvre abondante, composée essentiellement de romans, de pièces de théâtre et d’articles. En 1810, il publie Ini. Roman aus dem ein und zwanzigsten Jahrhundert (Ini. Roman du vingt-et- unième siècle), qui passe pour être le premier récit allemand d’anticipation, avec son mélange d’inventions techniques et de visions politiques.

[3Fondée en 1703 par Pierre le Grand, Saint-Pétersbourg est la capitale de la Russie de 1712 à 1918.

[4Située sur l’île de Kotline (prise aux Suédois en 1703), dans la baie de la Neva, au fond du golfe de Finlande, Kronstadt fut fondée en 1710 par Pierre le Grand afin d’assurer la protection de Saint-Pétersbourg.

[5Pierre Ier Alekseïevitch le Grand, né à Moscou (1672-1725), tsar de Russie de 1682 à 1725.

[6En 1605, le Hollandais Willem Jansz découvre la côte nord-ouest de l’Australie, qu’il baptise Nouvelle Hollande.

[7Obrazovanie (9 lignes plus bas, on a obrazovannost’, traduit par « savoir ») : formation (Bildung), civilisation. « Civilisation » n’est pas ici opposé à « culture » (organique, nationale) : on est dans la tradition de la civilisation des Lumières.

[8Socrate, philosophe grec (vers 470-399 av. J.-C.).

[9Platon, philosophe grec, disciple de Socrate et maître d’Aristote (428-348 ou 347 av. J.-C.).

[10Est l’équivalent de Nadejin, dérivé du terme russe Nadejda (espoir).

[11Le cap de Chelag est situé dans la baie de Tchaunskaja qui s’ouvre sur la mer de Sibérie orientale. Il est découvert en 1648 par S. Dejnevyj qui le baptise cap du Premier Saint-Nez, puis désigné par le marchand Taras Stadukhin sous le nom de cap du Grand Tchouktche, en 1700. Le nom cap Chelagskij apparaît pour la première fois sur les cartes de F.P. Wrangel, en 1841. Il est formé sur l’ethnonyme Chelagi, qui vient du nom d’une des tribus Youkaghirs, issue du peuple Tchouvants qui vivait à cet endroit.

Voir Jules Verne, « Chapitre III Les expéditions polaires. ; II- Le Pôle nord », Histoires des grands voyages et des grands voyageurs. Découverte de la terre. Les voyageurs du XIXe siècle.Paris, Diderot éd., 1997, p. 536-571.

Le cap y est mentionné sous le nom de cap Tchélagskoï.

[12En latin dans le texte.

[13Peterhof (Petrodvorets), ancienne résidence impériale au bord du golfe de Finlande, à 29 km de Saint-Pétersbourg. Pierre le Grand fonde, dès 1714, un palais (le Nouveau Peterhof) pour remplacer la ferme et la maisonnette (le Vieux Peterhof) où il séjournait fréquemment lorsqu’il allait inspecter les travaux de Cronstadt

[14Voir note 11.

[15Pays imaginaire, couvert d’or et de pierres précieuses, que les conquistadores et les aventuriers cherchèrent en Amérique du Sud après la conquête espagnole. « Le pays d’or » est longuement évoqué dans le conte philosophique de Voltaire, Candide ou l’optimisme (chapitres 17 et 18), paru en 1759.

[16Tacite, historien latin, né à Rome (v. 55-v.120). Il est l’auteur des Annales, des Histoires, de la Germanie et du Dialogue des orateurs.

[17Caius Julius Caesar, homme d’État romain, né à Rome (101-44 av. J.-C.). Également historien et écrivain, il a laissé notamment De bello gallico, et De bello civili (inachevé).

[18En latin dans le texte.

[19En français dans le texte.

[20Détroit entre l’Asie et l’Amérique réunissant l’océan Pacifique à l’océan Arctique. Il doit son nom au navigateur danois Vitus Béring (1681-1741).

[21Île de l’archipel arctique, séparée du Groenland par la mer de Baffin.

[22Comme dans toute la Polynésie, la centralisation du pouvoir dans les îles Hawaii (archipel volcanique de la Polynésie, anciennement îles Sandwich) au cours du XVIIIe et du XIXe siècle s’effectue par le jeu d’alliances politiques traditionnelles ainsi que sous la pression des premiers voyageurs, colons et missionnaires et avec les moyens nouveaux que ceux-ci ont introduits. Kamehameha est le nom du premier « roi » de Hawaii (1795-1819). Grâce, en partie, à l’habileté de son père, Kamehameha Ier, dit le Grand, parvient à réunir sous son autorité véritable les quatre principales chefferies de l’archipel qui existaient à l’époque de Cook, à savoir Kauai, Oahu, Maui et Hawaii.

[23Tchoukhontsi : terme méprisant pour les Finnois de Saint-Pétersbourg, appartenant au menu peuple.

[24Sont décrits ici les assemblages en « cast-iron » : les parties standardisées, c’est-à-dire les éléments préfabriqués en fonte moulée (cast-iron), sont assemblées et boulonnées sur le chantier. Cette tâche ne nécessite pas une main-d’œuvre qualifiée et son coût est moins élevé qu’un assemblage en pierre. Derrière la façade métallique, les structures porteuses sont en bois ou en maçonnerie traditionnelle.

Voir Michel Ragon, Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes. 1. Idéologies et pionniers, 1800-1910, Paris, le Seuil, 1991, 378p. (Points Essais).

[25L’île Krestovski (de la Croix) : une des petites îles du delta de la Neva, au nord de Saint-Pétersbourg.

[26Terme qui vient du hollandais et désigne un bateau à fond plat, ici une nacelle.

[27William Kongrev (1772-1828) était colonel de l’armée britannique et ingénieur militaire. Il a élaboré une théorie de la conception et de la fabrication de missiles à carburant solide. La « machine diabolique » de Kongrev se composait d’un obus explosif incendiaire qui pouvait être lancé à plus de 2,7 km.

[28Robert Fulton (1765-1815), mécanicien américain

Pour torpiller des navires de guerre anglais, deux Américains, Bushnell et Fulton, inventent, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, les deux premiers submersibles capables de naviguer en plongée. Si l’unique expérience de la Tortue de Bushnell (1776), en rade de New York, est à peine convaincante, les démonstrations successives de Fulton, réalisées vingt ans plus tard, sont déterminantes. Arrivé en France en 1796, Fulton construit le Nautilus qu’il propose au Directoire, en lutte contre l’Angleterre. De forme ellipsoïdale, le sous-marin (longueur : 6,50 m ; largeur : 2 m) est équipé d’une pompe à main permettant d’aspirer l’eau de mer dans un réservoir (plongée) puis de la refouler (remontée en surface), d’une hélice et d’un gouvernail commandés, de l’intérieur, par manivelles. Isolé dans un compartiment étanche, à l’avant, un treuil, lui aussi manœuvré de l’intérieur, enroule un câble qui traîne un baril d’explosifs, celui-ci devant être largué sous un navire ennemi. Le dispositif prévu pour cette opération n’a, du reste, jamais servi, les autorités militaires jugeant déloyal l’emploi d’une arme sous-marine. En revanche, devant de nombreux officiers, le Nautilus plonge, à maintes reprises, au large du Havre (1800) et de Brest (1801), évoluant sous l’eau parfois plusieurs heures. Il n’en sera pas moins rejeté par le gouvernement, qui refuse à Fulton le remboursement du prix de son sous-marin, ainsi que l’obtention d’un brevet à son nom. L’inventeur quitte alors le pays en 1806 pour aller en Angleterre, puis en Amérique. Il poursuit ses expériences dans le port de New York, aux frais du gouvernement américain fort intéressé par le développement du vaisseau sous-marin en engin de guerre.

[29Pour la petite histoire, l’Anglais Johnson avait repris les expériences de Fulton. Il aurait en fait projeté de délivrer Napoléon, alors emprisonné à Sainte-Hélène. Mais alors que l’appareil était encore en construction, on apprit la mort de Napoléon…

[30La philanthropie (chelovekoljubie) était un des valeurs de la franc-maçonnerie pré-décembriste (avant de devenir réactionnaire, Boulgarine fréquentait plusieurs futurs décembristes).

[31Évariste de Parny (1753-1814), écrivain français considéré comme le grand poète élégiaque du XVIIIe siècle. L’esthétique néo-classique de ses Poésies érotiques (1778) a influencé moult poètes, dont Lamartine et Pouchkine. Puis il trouve un second souffle dans la poésie satirique et parodique, et sa Guerre des dieux (1795-1799) connaît un succès considérable auprès des voltairiens et des Idéologues : Chateaubriand compose le Génie du Christianisme (1802), pour relever ce défi de l’athéisme. Enfin en 1926, Maurice Ravel, frappé par la grâce de ses Chansons madécasses (1787), adaptations libres de chants malgaches, met en musique trois d’entre elles.

[32Alphonse de Lamartine (1790-1869), écrivain français. Son recueil lyrique, les Méditations poétiques (1820), lui assure une immense célébrité et, entre 1820 et 1830, la jeune génération des poètes romantiques le salue comme son maître. Il publie ensuite les Harmonies poétiques et religieuses (1830), le Voyage en Orient (1835), Jocelyn (1836), la Chute d’un ange (1838), puis met son talent au service des idées libérales (Histoires des Girondins, 1847). Ses dernières œuvres sont essentiellement constituées de récits autobiographiques (notamment Graziella, 1852)

[33Instrument de musique monocorde, espèce de violon, en usage chez les peuples dalmates.

[34Mikhaïl Vassilievitch Lomonossov (1711-1765) était un chimiste, physicien, astronome, historien, poète, dramaturge, linguiste, pédagogue et mosaïste russe. Cet homme des Lumières, savant à la culture encyclopédique, est à l’origine de la fondation de l’université de Moscou. Il a également joué un rôle capital dans la définition des normes du langage littéraire en publiant la première grammaire russe, complétée par une théorie de la langue et des genres (« théorie des trois styles »).

.

[35Gavrila Romanovitch Derjavine (1743-1816) était un poète et homme politique russe. Il est surtout connu pour ses odes dédiées à Catherine II et aux autres personnages de la Cour. N’accordant que peu d’attention au système des genres instaurés par Lomonossov, il brassait avec une grande liberté les styles et les registres de la langue russe, et rejetait toute convention narrative.

[36Vladislav Aleksandrovitch Ozerov (1769-1816) était un auteur de théâtre russe, populaire au début du XIXe siècle. Il a écrit cinq tragédies avant de quitter Saint-Pétersbourg et de sombrer dans la misère et la folie. Pouchkine, quant à lui, considérait ses œuvres comme « très médiocres ».

[37Denis Ivanovitch Fonvizine (1745-1792) était un journaliste, traducteur et dramaturge russe. Il est célèbre pour ses comédies alliant peinture psychologique et dénonciation satirique. Ainsi la pièce Brigadir (Le Brigadier, 1769) moque la gallomanie en vogue dans les salons, et à travers elle l’aristocratie russe. Autre exemple de théâtre de mœurs, Nedorosl’ (Le Mineur, 1782) est salué comme « la première comédie nationale ». L’originalité de Fonvizine réside dans le fait qu’il fait vivre des personnages en chair et en os en recourant à la langue parlée, en respectant un registre bien circonscrit pour chaque personnage, ce qui confère à ses œuvres un certain réalisme, et relève d’un sens dramatique très sûr.

[38Nestor le vieux ou Nestor le Chroniqueur (vers 1056 - vers 1114) était l’auteur réputé de la Chronique primaire, appelée aussi Chronique de Nestor ou Manuscrit de Nestor. Ce texte est une histoire de la Rus’ kiévienne d’environ 850 à 1110, compilée à l’origine à Kiev vers 1113.

[39Platon II (né Levchine, S.D.) était métropolite de Moscou de 1775 à 1812.

[40Antioche Dmitrijevitch Kantémir (1709-1744) était un traducteur, poète satirique et diplomate russe. Précurseur des Lumières en Russie, il a traduit les Lettres persanes de Montesquieu et les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle. Grand admirateur d’Horace et Boileau, il est également l’auteur de satires en vers syllabiques, dénonçant l’ignorance, l’obscurantisme du clergé et l’absence de sens civique chez la noblesse.

[41L’initiale laisse entendre que l’auteur, le narrateur et le personnage pourraient n’être qu’une seule et même personne.

[42Terme courant, sans connotation péjorative.

[43William Edward Parry (1790-1855) est un amiral de la Royal Navy, explorateur de l’Arctique et hydrographe. En tant que navigateur et explorateur de l’Arctique, W.E. Parry atteint une importance comparable à celle du capitaine James Cook et de sir James Clark Ross. Il fut le premier explorateur qui pénétra dans l’archipel arctique et qui découvrit, par les détroits de Lancaster, de Barrow et du Vicomte-Melville, une route que les membres des expéditions subséquentes allaient emprunter. En outre, il fut le premier à hiverner volontairement bien au-delà du cercle polaire dans l’Arctique et, grâce à cette expérience, il mit au point des méthodes permettant de survivre dans des conditions difficiles. Même s’il cessa de prendre part à l’exploration de l’Arctique en 1827, il garda un vif intérêt pour les projets de l’Amirauté concernant cette région. À la fin de 1848, il fut chargé de conseiller cet organisme, à titre de membre de l’Arctic Council, sur les mesures à prendre en vue de retrouver les membres de l’expédition de sir John Franklin, perdus depuis 1845. Les nombreux accidents géographiques qui portent le nom de Parry témoignent de sa contribution à l’exploration de l’Arctique.

[44Barabanoï est peut-être un nom inventé, formé sur baraban (le tambour). En revanche, l’empire d’Achan est bien réel. Ce sont les terres des Ashanti (ou Asante), qui forment l’un des groupes ethniques de l’ensemble akan au Ghana (source Wikipedia).

[45Chapelet d’îles volcaniques sur la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord.

[46James Cook (1728-1779) était un navigateur, explorateur et cartographe britannique. Accédant au grade de capitaine de la Royal Navy, il fit trois voyages dans l’océan Pacifique, à l’occasion desquels il fut le premier Européen à débarquer sur la côte Est de l’Australie, en Nouvelle-Calédonie, aux îles Sandwich du Sud et à Hawaii. Il fut également le premier navigateur à faire le tour de l’Antarctique et à cartographier Terre-Neuve et la Nouvelle-Zélande. Il mourut à Hawaii au cours d’une bataille contre des insulaires alors qu’il commandait sa troisième expédition en quête du passage du Nord-Ouest.

[47Bashnja Minstera  : le terme Minster, qui remonterait au VIIe siècle, correspondrait au terme latin monasterium désignant un monastère. Puis le terme a évolué. Dans l’usage anglais courant, Minster est un titre honorifique donné aux églises notamment en Angleterre, la plus célèbre étant la cathédrale d’York (York Minster). Il s’agirait donc ici d’un anglicisme.

[48Jean-François Champollion, dit Champollion le Jeune (1790-1832), est un orientaliste français. Il parvint le premier à déchiffrer les hiéroglyphes égyptiens (Précis du système hiéroglyphique, 1824), et il est, à ce titre, considéré comme le père de l’égyptologie.

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