Enfants et adolescents sous la guerre : du meurtre à la mort

Cet article propose une synthèse de huit années de travail clinique auprès d’adolescents ayant été combattants et/ou victimes de guerre. Les brèves remarques rapportées ici sont à mettre en rapport avec la configuration générale de l’adolescence, ce moment de l’existence subjective où l’on s’adresse à l’autre adulte en tant qu’il est le tiers chargé de prendre en compte sa souffrance. Lorsque, en tant de guerre, la figure adulte de médiation et de consolation disparaît, les adolescents sont plus brutalement confrontés à la dimension de la mort. La difficulté, pour eux, est alors est de se réaffirmer comme appartenant à une communauté (ethnique ou nationale) mais, plus radicalement encore, à la communauté humaine.

Cet article propose une synthèse de huit années de travail clinique auprès d’enfants et d’adolescents en errance qui, pour nombre d’entre eux, ont connu et fuit une guerre où ils furent parfois tour à tour des porteurs de morts ou des sujets menacés.
Ce travail clinique a été fait dans le cadre d’un lien avec la pédopsychiatrie à Bamako, l’ONG qui m’a permis de travailler étant le Samu Social Mali (Douville, 2004). Ce Samu que j’ai contribué à mettre en place en 2000 est devenu, en 2002, une association de droit malien. Sa méthode de travail est construite sur le modèle des Samu Sociaux dont il retient un principe simple, le fait d’aller vers des enfants et, la pluaprt du temps, adolescents très en errance et en danger en nouant une triple approche médicale, psychologique et éducative. Ces interventions me firent rencontrer des enfants et des adolescents rescapés des guerres des pays de la sous région (Sierra Léone, Libéria). Plus tard, en 2004, je me suis rendu à plus d’une reprise au Congo pour former et assister des équipes éducatives qui ont été confrontées à la présence de ces enfants, souvent « anciens combattants » et vite stigmatisés sous la catégorie de l’ « enfant-sorcier », ce depuis une quinzaine d’années

On dispose d’un grand nombre de témoignages autobiographiques d’enfants qui ont vécu la guerre. Des romanciers (Miano, 2006) ou des cinéastes ont pu, non sans talent, composer et filmer des fictions qui attirent l’attention du lecteur ou spectateur, le plus souvent occidental, sur ces réalités ; en revanche, les recherches psychologiques et anthropologiques sont assez rares à propos de la présence actuelle d’enfants et d’adolescents au vif des conflits guerriers, qu’ils soient définis comme combattants ou comme victimes, soit encore qu’ils relèvent alternativement des deux situations.

Il est un stéréotype à faire voler en éclats, celui qui indique que les guerres africaines sont des guerres ethniques. Il faut rappeler ici que le mot d’ethnie essentialise des groupes humains en faisant fi des strates historiques et des contradictions qui les traversent. De plus, considéré sur le registre de l’individualité, ce terme renvoie aux plus stériles convictions des études « culture et personnalité » qui édictaient des profils de personnalité selon les ethnies. On soulignera, enfin, que la très équivoque notion d’« inconscient ethnique » proposée par Devereux (Devereux, 1977) et portée à la caricature d’une identité ethnocodée en France après lui et à rebours de sa théorisation a laissé plus d’un malaise. Tel qu’il est utilisé dans les registres idéologiques de l’identité groupale qui sont toujours mobilisés et surdéterminés en cas de conflits, ce terme d’ethnie est à entendre comme un produit Fidéologique, qui est disponible sur le marché des réifications identitaires. Il y a un marché de l’ethnie comme il y a un marché de l’identité. J’ai souvent remarqué la différence extrême qui sépare la même phrase « je suis un (x) » , (x) désignant un nom d’ethnie selon qu’elle était dite par quelqu’un qui vivait en paix et pouvait entretenir un rapport de débat avec ce qu’il reconnaissait comme étant « sa » culture ou par un des ces adolescents sous la guerre qui, se disant d’une ethnie « (x) » (disant plus souvent je suis « x » que je suis un « x ») s’identifiait pleinement non pas à tel ou tel mode de vie mais à un modèle de victime réclamant justice par le biais de la vengeance. La première déclinaison de soi je suis un « x », signifie je suis un « x » parmi d’autres qui peuvent ne pas être « x ». Nous avons, de fait, deux sortes de proposition. Celle de l’identité paisible. Se dire alors un « x » ouvre à une pluralité de relations et de négociations avec ce qui n’est pas « x ». Par extension, l’identité ainsi dynamique peut se schématiser par un opérateur qui est le « pas tout ». Mon « je » n’est pas tout inclus dans le « x » qui le désigne. Exemplifions, au risque de choséifier, par une logique qui s’exprimerait ainsi. Le signifiant « ethnie x » représente le sujet pour une batterie d’autres signifiants « ethnie x’ », « ethnie x’’ », « ethnie x’’’ » . Cet ensemble de signifiants représentent le sujet dans son lien social, c’est-à-dire dans sa circulation dans les régimes de la dette, du don, de l’échange, et parfois aussi dans son propre roman familial où bien des altérités ont droit de cité. Bref, un sujet peut se dire inclus dans une famille au sein de laquelle cohabitent des personnes d’ethnies différentes et se référer à une lignée plus étroitement définie en terme d’ethnicisation. C’est souvent cet écart entre le « nous » de la famille et le « nous » de la lignée qui explique pourquoi l’ethnie n’est le plus souvent qu’une catégorie parmi d’autres pour se saisir de soi, parler de soi et entretenir avec soi-même un rapport de réflexivité. Ce terme encombrant d’ethnie, trop vite et tout à fait à tort naturalisé comme une propriété psychique (un contenant et un contenu qui plus est) n’est pas une qualité per se de tel ou tel individu, l’ « ethnie » est un objet d’étude à déconstruire par et pour les sciences humaines, objet mouvant lié autant à la géographie qu’à l’histoire, qu’à l’actuel et à l’économique (Althabe, Douville, Sélim, 2003). Quitte à enfoncer des portes ouvertes, on soulignera que sa mise en avant dans la guerre renvoie non à un ressourcement de populations qui y trouveraient leur supposée essence ou âme mais à une idéologisation liée à une internationalisation des enjeux économiques et géostratégiques des conflits.
Si, maintenant, nous rencontrons ces revendications identitaires ethnicisées fortes chez des adolescents sous la guerre, il nous apparaît très vite que ce style de revendication identitaire vient masquer et faire pièce à un affect sidérant de l’identité : l’affect de la honte de vivre, l’affect accablé, épuisé ressenti par celui qui survit sous la menace et qui s’imagine, et ce parfois pour d’excellentes raisons, être mis au ban du social, de l’histoire, de ce pays qui est, dit-il, le sien. La marchandisation idéologique de l’ethnie et qui en fait une arme de guerre vient faire pièce à une angoisse de non-assignation qui se redouble souvent d’une honte peu dialectisable tant elle ne s’adresse plus à qui que ce soit. Cette revendication fait pièce à la dilapidation de la pluralité du « nous » et à la ruine de toute dialectique de la construction d’un lieu et d’un bien « commun ». Déjeté de sa famille, enfant nous le verrons souvent si mal accueilli, l’adolescent soldat se retrouve dans une relation de spécularité avec l’ancestralité, qu’il subjective comme une puissance de vengeance et de destruction. Dans une position subjective où alternent mégalomanie et mélancolie, il se fait le héros d’une altérité terrible, obscure, déshabillée de ses mythes, et qui, sans médiation, réclame qu’on la venge afin qu’elle ne meure pas. Or, si les anthropologues ont clairement compris qu’il n’y a aucune essentialisation à faire de ce terme d’ethnie, il n’en est hélas pas de même de certains cliniciens, alors que la souffrance psychique extrême qui résulte de ces situations de guerre exigerait chez les cliniciens, sur le terrain, le plus vif des discernements à cet égard.

Il m’est arrivé souvent de demander à un adolescent pourquoi il avait pris les armes et fait la guerre. C’est souvent, en réponse, le même scénario qui revient. Celui d’un enfant mal accueilli, déjà, dans sa famille et qui, errant ou rejeté, ou les deux, se retrouve pour les garçon enrôlé dans une petite milice à la dérive, et pour le filles dans un bordel militaire rudimentaire. Avec, chez la mère maquerelle comme chez le chef de guerre, un accablement du sujet sous une protubérance de thèmes et de pratiques magico-religieuses de salut par l’exorcisme, qui s’extériorisent par des possessions mystiques convulsives, des cérémonies de prières abouchant sur des transes. C’est ainsi que de médiocres chefs de guerre se mettent dans des états quasi-convulsionnaires pour galvaniser leur troupes hétérogènes et effilochées. Puis, se déroule le fil des échanges avec ces adolescents rencontrés donc à Bamako, au terme d’une errance de plusieurs mois, après leur participation aux conflits armés, Après ces premiers temps de dépôt plus que de construction, de ces scénarii parfois pré-fabriqués, concernant leur enrôlement et leur première expéditions, se ressent une vive difficulté à aller plus loin, à expliquer pourquoi ils prirent place dans telle ou telle guerre, qui leur a été présentée comme « leur » guerre. Revient, en un lancinant leitmotiv, le thème de la vengeance. Au point que la bribe de dialogue ci-dessous est, elle aussi, une quasi-ritournelle dans ce genre d’entretiens. Ecoutons ici un de ces adolescents rescapés, Ballan B. âgé de 15 ans. Mais avant que de l’entendre, il est utile de préciser le contexte de tels entretiens. Ils ont tous été menés dans un but d’assistance et de soin, non de simple recherche. Donc un transfert était à l’œuvre, un troc aussi. Du côté du jeune, une exigence de notre présence, lentement décodée et admise, de notre côté et dans l’obscur d’un contre-transfert la demande implicite que l’adolescent rencontré nous parle, rejoigne le monde de la parole, de l’eau douce de la parole, comme l’écrivaient si bien les anciens tragiques grecs, qu’il nous dé-sidère. Mais notre contre-transfert peut faire porter un risque pour autrui, si nous le vivons dans la hâte, si nous ne comprenons la sottise qu’il y a à précipiter le temps du dire et du comprendre. En effet, le fait d’évoquer les violences subies, ou parfois les violences commises crée une sidération dépressive, pouvant mener à des actes suicidaires. Le sujet n’a plus alors le sentiment de participer à une narrativité commune se faisant et se tissant à plus d’une voix. Il est dans une position d’infra-témoignage pour laquelle dire l’insupportable est effrayant car il ne s’est pas encore constitué de langue pour le traduire et il ne s’est pas encore creusé chez l’Autre un lieu d’accueil de telles paroles. Dans la plus vive solitude de leurs énonciations, ces jeunes se vivent comme des sujets radicalement exclus de la communauté des vivants et des parlants. Aussi nos premiers échanges doivent-ils être graduels, cheminant progressivement. Au début il ne s’agit de rien d’autre que de se présenter, de parler un peu de soi, de ce que l’on vient faire en ces lieux, d’aider le jeune à dire son expérience actuelle du monde, en ce qui peut se construire et se maintenir d’évidence naturelle et aussi en ce qui fait encore étrangeté. Une fois ce territoire de l’intime tant fragilement construit et confié, alors, mais alors seulement, les paroles peuvent venir chercher la mémoire.

« Pourquoi as-tu fait la guerre ?

— je ne sais pas, je l’ai faite à venger.

— venger quoi ?

— à venger… Mon père, à venger, les autres il fallait les détruire, il fallait venger. Je ne pouvais pas rester vivant, je ne pouvais pas rester sans venger,

— que se serait-il passé si tu n’avais plus venger ?

— je ne serais rien, un chien, rien. Je ne serais pas digne de mes ancêtres, je serais pas un homme debout,

— tes ancêtres, tu les connais, tu es en contact avec eux ?

— il fallait que je les venge, y’a la guerre parce que ils étaient dérangés, je le savais

— comment le savais tu ?

— ils étaient pas en paix dans la mort, il fallait que je les venge , la guerre ça fait venir les ancêtres, la guerre c’est là tes ancêtres ils sont pas dans la terre, ils ont le cœur qui pleure, il te disent de venir, « allez, allez » ils disent, « allez … »

— tu les entendais te parler

— je voyais des trucs, quoi, des trucs qui disaient des choses, mais des choses qui faisaient pas le bruit de quand ça parle dans la rue, ou dans la maison…

— pas ce bruit de nos voix quand on discute comme en ce moment ?

— … oui ça faisait pas comme toi quand on fait la causerie, toi tu parles et moi je vois tes yeux et ta bouche , je te vois pas comme la fumée, j’entends tes mots, ils viennent de ta bouche, ta bouche elle bouge quand tu dis les mots, tes dents elles rient des fois (il m’explique qu’il voyait des formes dans les brumes, les fumées, ou les reflets du fleuve, comme des ombres de visages clos sur une forme de cri muet, mais ce ne sont pas des hallucinations à proprement parler, ce sont des moments de continuum crépusculaire de la psyché qu’entretiennent les consommations de toxiques).

— …

— et en ce moment là, ce soir où on cause toi et moi, tu penses quoi de ta guerre ,

— on était pas comme tu me vois là, on était pas pareil

— pas pareil comment ?

— on voulait trop se battre, on voulait venger

— les ancêtres ?

— oui.

— Et maintenant ?

— Là je sais pas où ils sont les ancêtres, ici y a pas la guerre, ici on s’occupe avec les autres, on cherche l’argent mais y’a pas la guerre,

— Tu l’as quittée cette guerre, mais est-ce qu’elle est encore dans ton cœur ?

— Je suis parti parce que mon copain s’est fait tuer et on a rien voulu faire avec son corps, on l’a laissé dans la forêt, j’ai eu peur

— Peur ?

— Je me suis demandé ce que les autres pourraient faire avec son corps, j’ai gardé ça de lui (il me montre à ce moment-là une photo déchirée et maculée qui serait celle de son camarade à peine plus âgé que lui prise avant toute participation au conflit)

— Ca fait longtemps que tu n’avais pas regardé cette photo , on dirait ?

— Oui je la regarde pas, je la pose contre moi, (montre sa poitrine)

— Si tu es d’accord, on peut la regarder ensemble (il me donne alors la photo et ferme doucement ma main dessus puis réouvre ma main et reprend la photo qu’il fait mouvoir entre mon regard et le sien)

— mais là tu vois je me souviens plus de son visage à Adama, je me souviens de ses cris… (lutte contre des pleurs)

— De ses cris ?

— Oui quand il a été blessé

— Mais c’est au moment de sa mort que tu as ressenti que ce n’était pas bien de le laisser seul dans la forêt ?

— Non, c’est pas comme ça, c’est pas tout de suite, c’est plus tard, c’est… tu vois, plus tard j’ai été blessé grave (il me montre une énorme cicatrice sur la jambe gauche), j’ai cru que j’allais mourir et, tu sais, c’est comme ça la vie pour nous les soldats, on m’a laissé en plan, je me suis dit que comme Adama j’allais être abandonné comme cadavre. (Puis, il me parle de la façon dont il a été recueilli par une famille, soigné rudement -cautérisation par une plaque de fer chauffée à rouge- et a fugué. Son arrivée à Bamako où il crut que des parents éloignés qu’il n’a jamais connus et jamais retrouvés pourraient s’occuper de lui, je le retrouvai deux jours plus tard pour un autre entretien où nous reparlâmes de cette vengeance impérieuse et si peu explicitée)
……….

— Mais contre qui tu devais te battre ?

— je ne sais pas, contre les autres ,

— les autres ?

— oui ceux qui ne parlent pas comme nous, nous dans l’armée on a nos façons de se parler, on met un peu des langues de chacun, tu vois dans mon groupe y’avait bambara mais y’avait aussi des sierra léonais, au début ils aimaient pas les maliens qui vivaient en Sierra Léone, mais après on a fait comme frères, on a inventé nos mots, notre chef, il avait aussi des mots à lui quant il entendait le Christ vengeur, il entendait des mots qui existaient pas avant lui, ça faisait des ordres après (il m’explique longuement que son groupe où il fut intégré de force comptait deux de ces enfants de familles maliennes ayant migré vers la Sierra Léone dans l’espoir d’y vivre moins pauvrement, ce avant les conflits, le chef était un ivoirien qui, sans doute épileptique, connaissait, dans des états de crises comitiales perçues par lui-même et ses affiliés, comme une transe mystique, et il connaissait aussi lors de ses crises des moments de glossolalie vite récupérées en néo-langue valant pour la cohésion du groupe. Groupe dans lequel la voix du leader avait un effet de cohésion libidinale).

— on avait nos façons de faire la drogue aussi

— de faire la drogue ?

— oui on prend la drogue pour le combat et pour écouter ce que disent les morts

— ils disent…

— de tuer, de venger

— comment ils le disent ?

— (à ce moment là il chantonne, les yeux clos, non sans effort, c’est entre la berceuse et la psalmodie, l’interprète tisse par les navettes du sens ce qui n’est que lancinante jaculation d’un signifiant compact), l’adolescent acquiesse à cette traduction, le mot proposé est « antarra » ce qui signifie « va , va de l’avant », il le prononce, surpris, perplexe, concerné. Alors je continue à lui parler

— « antarra » c’est ça ?

— oui ça peut dire ça mais tu vois quand c’est l’ancêtre qui parle c’est comme un bruit, c’est pas des voix comme nous quand on parle, c’est pas la même chose quand c’est Ballan (le prénom de l’interprète) qui le dit comme ça avec sa bouche, avant, ça fait comme un grondement, comme les mauvais rêves, des fois tu vois tu rêves, tu as tout ton « miri » (traduction possible : appareil de l’âme) qui a peur…

— mais là c’est un peu comme si tu te réveillais avec Ballan et moi,

— un peu, faut revenir me voir là (ce que nous fîmes à plus d’une reprise).

Comment entendre ceci ? Ne retenons pour le moment que les moments de notre échange où cet adolescent parle des ancêtres et du rapport qu’il entretient avec eux. Le mot d’ancêtre encombre ici, tant le sentiment est vif qu’une telle désignation ne peut recouvrir une ancestralité cousue dans le trésor mythique d’une tradition, s’y indique plus exactement une façon de condensation entre un adulte de la famille appartenant à une génération antérieure à celle des parents (grands-parents et arrières grand-parents) et une voix féroce, beaucoup moins situable, qui ordonne au sujet de venger et de jouir de la mort et de la destruction. En tous les cas rien d’une ancestralité qui ouvre et garantisse un espace d’identification.Nous voyons ici comment l’impératif de vengeance qui n’ouvre sur aucune possibilité de se retourner, d’en revenir – et il faut entendre ici comme ce qui met en arrêt le processus même de retournement du pulsionnel- conduit à une élision du sujet. C’est souvent à l’adolescence, temps non seulement du meurtre, mais encore plus de al subjectivation du rapport à la mort, que le jeune récupère une position de sujet par des actes qui le réinscrivent dans la densité anthropologique du deuil, du tabou des morts, et du devoir de sépulture. C’est là que la réintroduction du sujet dans la scène du monde se redouble d’une autre mise au monde du sujet, monde possiblement marqué par l’échange, par la sédation de la haine vis-à-vis de l’ennemi, par le respect pour ce qui dans le corps mort va nourrir l’universel de la scène des funérailles. Cette densité anthropologique prend en compte et étaye le pulsionnel. Ensevellir c’est bien recouvrir un corps, le voiler. C’est bien faire taire le langage sadique de la théorie infantile de la mort qui tente de scruter le mystère de l’origine en dévoilant le corps, en le scrutant, en le fouaillant.
Si je remonte maintenant avec ces jeunes le fil de leur parole afin d’explorer la prime enfance de ces adolescents, je fais souvent le constat qu’ils sont presque tous des « enfants mal accueillis ». Cette expression ne peut prendre toute sa force qu’à mesure qu’on ne la réduit pas à une succession de rebuffades ou de réprimandes, voire de maltraitance subie dans l’enfance. S’y désigne plus exactement des enfants qui n’ont pas été mis au monde, mais qui, dans le monde, furent jetés. Ni présentés au monde, ni sujets auxquels le monde aurait été présenté. On constate souvent une abrasion des rites de naissances ou, plus drastique encore, une possibilité que leur naissance ait été occasion de déclenchement de psychose puerpérale chez leur mère. On sait que de telles psychoses sont favorisées par la cessation brutale des rituels, lorsque cette cessation se redouble d’un effacement de tout ce qui ferait tiers entre la mère et l’enfant. On sait aussi que si un tiers joue son rôle, alors le fait que les rituels aient un moindre caractère d’obligation que par le passé n’a pas d’incidences psychopathologiques avérées. Mais là il s’agit souvent d’un temps plus ou moins après la naissance où la mère a été sidérée par son enfant, s’en occupant d’une façon a-rythmée, avec des périodes de fusion alternées par de grandes latences d’indifférence. Bien entendu il ne s’agit pas de faire une quelconque psychogenèse de l’enfant ou de l’adolescent soldat mais de constater que ceux qui, parmi ces mineurs sous la guerre, passent de groupes guerriers en groupes guerriers, sous la contrainte d’un devoir de vengeance aussi obstiné qu’immédiat sont souvent des enfants qui ont été trop souvent une énigme menaçante pour l’environnement normalement chargé des premiers soins et des premières paroles.

Voici ce que me dit une adolescente, rencontrée elle au Congo et qui fut la « maîtresse » forcée d’un chef de guerre et de son second. Elle avait 13 ans alors et les deux plus grands n’avaient pas encore atteint leur dix-huitième année.

« Tu as souvenir de ce qu’on disait de toi quand tu étais toute petite ?

— Ah ben on ne m’aimait pas, tu sais ma mère est morte j’avais peut-être quatre ans quelque chose comme quatre ans, mon père s’est remarié, moi on avait un peu peur de moi, on disait que je pouvais apporter des mauvaises choses, il fallait pas que je parle aux enfants de la deuxième épouse de mon père, on avait peur

— Tu as une idée de ce qui faisait peur ? et toi tu avais peur de quoi ?

— Moi j’avais peur des cris, ça criait beaucoup, j’avais peur des coups aussi, mais maman je m’en souviens pas trop, ce que, voilà, ce que je sais, voilà il faut écouter là, bon, eh bien quand je suis née, maman elle a eu la peur, vraiment, la peur, elle criait, elle pleurait, elle disait que j’étais morte, elle pleurait que j’étais cadavre, et puis elle s’est mis à taper le médecin, lui demandant pourquoi il lui avait pris son vrai enfant, qui était un enfant vivant, moi elle me regardait pas, mon père, alors il parlait avec moi au moment où maman est morte et après avant qu’il se trouve femme à nouveau, mon père me dit que quand maman me regardait elle avait sa tête à faire peur, elle hurlait comme si j’étais fantôme ou vampire, alors on m’a confiée à la sœur du frère de ma mère, mais là aussi ils avaient la peur, il pensait que peut-être j’étais morte et revenue à vivante par sorcellerie, maman elle est morte, des gens du village disent que c’est un esprit sorcier qui l’a fait mourir, elle avait peut-être la maladie dans la tête, je sais pas. (Il est possible que sa mère soit morte d’une méningite pour ce que j’ai pu comprendre de l’état sanitaire de la région où est née et où a été élevée cette jeune fille, il est patent qu’au moment de sa naissance sa mère a vécu une épisode puerpéral nettement psychotique – avec une confusion entre le mort et le vif et un vécu hallucinatoire dans la relation à son enfant - à distinguer de la dépression post-partum, donc.) »

De tels récits ne sont pas rares. L’enfant, dès sa naissance, à été mis dans une position de mort-vivant ou de porteur de mort. Ceci n’explique pas la rhétorique de la vengeance et il serait absurde et dangereux de prétendre édifier une typologie psychologique de l’enfant soldat. En revanche il est à noter que dans des contextes de délabrement des grands récits et des grandes médiations, les guerres qui sont manœuvrées en dessous par des intérêts économiques d’ordre internationaux sont vécues par des jeunes en errance et jamais tant que cela assurés de leur lien à la dette de vie, comme des guerres pour sauver leur nom. Leur principe généalogique se résume à un balbutiement féroce d’un supposé ancêtre qui crie vengeance dans le réel. Ancêtre terrifiant, terrible, représentant ce savoir absolu de savoir qu’il est mort ; savoir absolu qui n’est qu’en résonance avec une possible condition d’enfant mal accueilli et porteur de mort qui est sans doute celle qu’ont connue et subie nombre d’enfants partie prenante d’être sous la guerre. Il y avait quelque chose de pourri au Royaume du Danemark et Hamlet entendait (et voyait en une brume) le spectre de son père crier vengeance ; il y a quelque chose du symbolique des filiations et des appartenances qui se décompose en de nombreuses régions d’Afrique et les enfants entendent aussi ces spectres réclamer vengeance. Alors venger, certes. Mais dans ce qu’ils disent s’entend un autre fait qui ne manque alors pas d’alerter et qui semble surgir en parfait contraste avec cet amnésique devoir de vengeance et qui est que dans leur groupe guerrier, le plus souvent des petites unités d’une quinzaine d’individualités, lorsque meurt un de leur pair, il n’est pratiquement jamais question de le venger. (On se reportera au premier fragment d’entretien) Ce devoir de vengeance ne soude en rien la fraternité de leur dite communauté actuelle, celle qui va au combat, dans une indifférence dangereuse. Comment comprendre ceci ?
Venger c’est s’acharner sur le corps de l’ennemi, et qui est ennemi parce qu’il est autre, et même parce qu’il fait effraction dans le champ scopique, parce qu’il fait intrusion. C’est-à-dire que l’ennemi n’est plus, au-delà de sa mort, un partenaire possible pour l’identification. Il n’est pas un ancêtre capable de dialoguer avec d’autres ancêtres.
S’indique encore que ces mineurs sont parmi les survivants d’un projet qui vise à doublement supprimer l’ennemi. Le supprimer physiquement, mais aussi et plus encore le retrancher systématiquement de son appartenance à l’humanité. Réduire ce projet à un exercice de la pulsion de mort est un truisme, et presque une insanité. L’appartenance de la victime au monde de la mort humaine est visée. La mort comme pur réel, comme objet est ce qui est produit. Se positionner dans un tel rapport à l’ennemi, et donc à soi-même, revient à vouloir en finir avec l’incomplétude et l’indéterminé de chaque fondation humaine. Nul n’en sort indemne.
Voilà que nous pouvons mettre en lien trois traits :

  • extrême perméabilité à un impératif de vengeance qui résonne comme une grosse voix surmoïque ;
  • indifférence à la mort d’un proche, laquelle ne déclenche aucune réponse sociale comme la mise en place d’un rituel de deuil et aucune réaction psychique comme une amorce de trauma ;
  • acharnement contre le corps d’autrui réduit à un nihil.

Il nous faut à ces trois traits rajouter une autre particularité pour mieux comprendre la solidarité psychique qui les agence tout les trois. Je proposerai pour cela un quatrième terme : le vécu d’indestructibilité. Je le définirai en commentant l’usage que ces enfants et adolescents font des toxiques. Ils sont de grands consommateurs de drogue. C’est là leur pharmakon. Que consomment-ils ? Si certains peuvent attendre de la drogue qu’elle développe leur imaginaire , ce qui est le cas pour les produits hallucinogènes, de telles consommations sont peu fréquentes et peu nombreuses car la plupart de ces jeunes abandonnés à (et dans) la rue disent de leur période guerrière que c’était une période, où, généralement, ils avaient peur de leur vie psychologique intérieure. Il s’agissait pour eux davantage d’exciter l’extérieur, l’armature et la carapace corporelle. Et rien ne saurait alors mieux leur convenir que ce produit qui développe de l’excitation : c’est le cas des amphétamines. De telles drogues qui donnent la sensation d’excitation et d’invulnérabilité altèrent généralement toute conscience du danger. Compliquée de solvants, la consommation toxique répond aussi à une autre disposition subjective, les produits conjointement consommés détruisent et la pensée et la sensation. Il serait certes aussi dérisoire d’expliquer ce type de consommation en y voyant un plein choix du sujet, une telle ligne de raisonnement laisserait penser que les litres de vinasse engloutis par les soldats des tranchées de 1914/1918 l’avaient été en raison d’un penchant à l’alcoolisme des « poilus ». Les nécessaires notations cliniques sur l’usage de produits toxiques nous intéressent en ceci. Un chef de guerre a généralement conscience du niveau de toxiques accessible au groupe et sait recruter qui va trouver le produit, ce « garçon de course » n’est pas le plus fragile, mais il est le plus dévoué. En revanche, nul dans ces groupes ne semble jouir du moindre savoir se rapportant aux effets qu’entraînent les ruptures brutales de consommation. Or, il est avéré que la rupture de consommation de produits solvants entraînera des confusions psychiques avec une anesthésie du corps. Revenons à la nécessité où nous étions de mieux situer ce qui semble une discordance entre venger un principe d’ancestralité réduit à une voix qui ordonne, et l’indifférence pour la mort d’un de ces adolescents juste avant compagnon d’arme et dont le décès brutal, par meurtre ou accident, ne donne lieu à aucune représaille vengeresse. L’usage des drogues nous éclaire suffisamment. De telles prises de produits qui sont inévitablement prescrites par les leaders, renforcent la conviction terrifiante d’être indestructible et immortel. Tout se passe comme si le sujet n’avait plus un corps, qu’il était strictement devenu un corps. Ce vécu de devenir un corps indestructible n’est en rien euphorique. C’est une mise hors-jeu de la scène du monde qui s’en déduit. Indestructible le sujet l’est, car il est devenu le spectateur figé d’un monde réduit à une scène sans histoire et sans profondeur.
Je livre un autre moment d’entretien avec ce premier adolescent, à Bamako rencontré.

— Et alors tu prenais de la drogue ?

— on en prenait tous, au même moment

— tous ?

— c’était la loi dans le groupe, tous, oui on prenait de la drogue qui rend froid, ça rend froid, ça donne le froid, sous cette drogue on pouvait attaquer, les autres, les maisons c’était pas comme maintenant, comme quand je te vois là, dans la rue à Bamako, c’était pas pareil

— essaye de m’expliquer

— c’était comme si tu voyais un film, une vidéo, comme à la Gare Routière, là où on regarde les vidéos, tu vois les maisons c’était tout plat, les gens c’était tout plat, on pouvait couper, on pouvait couper on voyait pas que quelque chose crevait, là si je coupais ce truc (passe un cafard) je verrai que ça sort du corps, quelque chose, qu’il est plein, mais là avec la drogue, si tu étais gâté (blessé) tu sentais pas et les autres tu sais c’était des images comme des images, tu pouvais couper, pas grave, normal. Les autres ils étaient tout plat, plus plat encore que ce bout de carton là, tu vois (il désigne ici un grand carton qui peut lui servir d’abri le soir)

Nous voici maintenant avec quatre termes : à l’indifférence à la mort d’un pair, à l’acharnement contre le corps d’un autre réduit à une image puis à un nihil et, enfin, à l’impératif de vengeance se superpose un vécu irréel d’un monde dans lequel le sujet se sent indestructible. Mais de ce monde, il en est de fait exclu par une double opération. D’abord une dilution de la troisième dimension. L’univers extérieur n’est alors que platitude. Le sujet en est exclu, il en est au-dehors, excentré. On saisit ici que la ruine de la parole décompose la perspective, tout devient comme feuilleté. Il n’est plus possible de lire l’espace avec le temps. Tout prend la dimension uniforme de l’immédiat. Le corps n’est plus contenant, il est scindé : autrui est une image, le sujet est une sensation, un affect. A son tour il se vit comme la pure énergie, l’extension armée d’un Autre qui commande et ordonne. Ce temps du meurtre est un temps de déchirement de l’image d’autrui. Et d’acharnement mégalomane contre ce corps de l’ennemi qui est une pure altérité spéculaire sans consistance qui doit se trouver détruite en raison du simple fait qu’elle surgit en opposition frontale au sujet, en une opposition sans médiation. Aussi mourir dans un tel groupe n’est pas vraiment mourir, c’est s’évanouir, comme s’évanouit dans le meurtre un autrui fantôche. Où l’on voit que l’appel à la colle libidinale dans de tels groupes, est un appel à la fusion, à la massification. C’est là que réside la seconde opération. Il n’est pas ici un groupe qui se compte comme étant fait par des individualités identifiables dans le « un par un ». La massification de ces groupes est l’indice le plus flagrant de la maladie d’un lien social plus large où l’unification se fait au nom du sacrifice de soi venant faire preuve ultime de l’amour infini porté à une cause qui ne se dit plus et se camoufle en amour pour le Père, l’Ancêtre réduit à sa voix intimante. Dans une telle massification du lien, alors chacun est le doublon de l’autre dans une parfaite et compacte interchangeabilité.

Si à l’inverse, des adolescents guerriers commencent à se sentir comptables d’avoir à mettre en place un rituel funéraire c’est parce qu’une profonde modification subjective s’est opérée en eux. Loin de n’être que des indestructibles, ni vivants ni morts, le surgissement d’une angoisse d’avoir pu mourir pour de bon fait d’eux des survivants. La mort n’est plus déniée. Ils ne sont plus l’immortel bras armé du courroux vengeur d’un principe d’ancestralité redoublant de férocité, ils deviennent en face de la mort comme on l’est en face d’une altérité symbolique. Se sachant à nouveau mortels, se vivant comme des survivants, c’est alors qu’ils peuvent développer une névrose traumatique, ou mettre en place des semblants d’inhumation de ceux qui sont morts et sur place laissés. Ils le font in absentia, enterrant les malheureux restes de leurs camarades, ces pauvres morts dont on a abandonné les corps cloués sur place. Ils entrent de la sorte dans la communauté humaine des vivants-parlants définie comme celle qui est forgée et maintenue par ceux qui savent prendre soin des morts ; or, la mise en place de rituels funéraires suppose un enveloppement des corps ce qui se situe à l’extrême opposé des gestes de découpe ou d’enfouillage du corps de l’ennemi réduit à rien.
Il reste alors à considérer ce qui du politique permettrait de sortir de ce rapport à l’ancêtre si empli de cauchemar que des pans entiers de la population vivent et subissent. Le moins que nous puissions dire est que des lectures non politiques des guerres africaines abondent de toute part dans le monde. Que ce soit en les réduisant à des guerres ethniques ou à des guerres traditionnelles qu’amplifie dans leur pouvoir de destructivité l’importation d’outils de mort, que ce soit encore en utilisant le terme si embarrassant d’ethnie à des fins de manipulation des esprits et des masses. Les grilles de lecture sont brouillées, et elles le sont gravement. Les adolescents rescapés des guerres, comme ceux que j’ai pu rencontrer, nous enseignent comment ce politique qui réduit l’identité à une origine primitive, humiliée et jamais en partage avec l’étranger, joue sur les structures inconscientes. L’ancestralité, loin de régir la chaîne signifiante des lignages et des alliances fonctionne comme un impératif surmoïque réclamant que par le meurtre de l’altérité soit récupérée une jouissance perdue. L’enfant est alors accolé à l’ancêtre. Une telle formulation égarerait toutefois si nous ne pouvions pas situer correctement les termes qui la composent sans arriver à préciser de quel ancêtre et de quel enfant il s’agit dans ces temps dont nous parlons. Car souvent une fois la guerre finie, ou suspendue un temps, la volonté d’effacer le passé récent à seule fin de reconstruire un pays neuf et unifié confisquait le conflit sous des mirages d’amnistie généralisée et porte atteinte au travail de transmission de la vie psychique d’une génération à une autre. Des mises en silence qui font violence, des amnisties autoritairement décrétées, confisquent des mémoires et paralysent les énergies des souvenirs. Les morts, vite oubliés, insistent dans la nuit psychique. Et j’ai pu voir, au Cambodge comme au Congo, plus récemment, à quel point cette chape de plomb fragilisait les ferments du lien social. Se produisent alors, à nouveau et en retour des massifications qui visent à homogénéiser les communautés désœuvrées et traumatisées ; mais c’est souvent en les scindant, mettant en exergue des sujets tout protégés par une légitimité citoyenne (ce qui est normal) et de l’autre côté des sujets qui n’auraient droit qu’à entrer dans des communautés d’assistanat. Un des signifiants de cette massification c’est « la victime ».
Or qui ne pense le lien social qu’avec le seul axe du préjudice irréparable ne fonctionne plus dans sa lecture de son histoire en l’Histoire enchâssée qu’avec une grille qui toujours oppose le bourreau à la victime. Toute économie libidinale de la massification victimaire, laquelle ne peut être que favorisée par une abandon des prérogatives du droit à dire les fautes et les crimes, renverra à la fabrication d’un danger, d’un persécuteur à conjurer, bien plus qu’à combattre par les moyens de la lutte politique et de la parole publique. Un mot s’impose ici à propos des « enfants-sorciers », souvent anciens soldats. Une part importante des enfants et adolescents errants dans les mégapoles de Kinshasa, Pointe-noire ou Brazzaville souffrent de cette réputation que parfois ils revendiquent. N’allons pas croire qu’ils ne font que reprendre sous une autre modalité de présentation la catégorie de l’ « enfant-ancêtre ».
Résumons afin de distinguer. Les rationalités traditionnelles se centrent sur la façon dont une famille accueille son enfant, dont un lien social accueille et les enfants et ces adultes qu’il a fait, par sa naissance, devenir les parents. De plus, l’environnement culturel se doit d’imaginer et de figurer la façon dont le tout nouveau-né accueille et adopte le Monde. Ce croisement entre deux actes d’adoption figurés par les rituels peut ne pas s’effectuer. l’enfant refusant sa mise au monde, par exemple, en décédant à peine issu des chairs de sa mère. Mais c’est aussi un monde incapable de le protéger contre des sorts, encore un autre exemple. Alors ce « trou » cette faille de l’office d’un tiers faisant passerelle entre la mère, l’enfant et la mort, est une catastrophe qui va d’abord être conjurée par nomination. Le nouveau-né, ou l’enfant ensuite grandi (et il faudrait mieux comprendre les âges et les temps de cette nomination, la mise au travail préalable à cet acte de nomination) est désigné comme enfant ancêtre. Cette opération est souvent le prélude à la mise en scène de ritualisations qui surdéterminent la force et la générosité de la puissance adoptante. Il en est ainsi du rituel Kagan décrit par Eschliman où une « vieille « qui a parlé à l’enfant, l’a scarifié discrètement, puis a fait mine de le brutaliser et de le menacer de mort, elle consent peu après cette mise en scène à le vendre à une autre femme qui va racheter l’enfant pour le ramener, enfin, dans la maison de la mère. D’autres rites consistent à isoler transitoirement l’enfant et à le “ placer ”, d’autres encore, à attribuer à l’enfant un nombre conséquent de “ marraines tutélaires ” qui font mine de l’insulter et de se moquer de lui pour conjurer le mauvais œil. L’énumération serait longue et sans probant. Elle rassemblerait dans le désordre des gestes prescrits et des vocables, différents selon les champs culturels et qui renvoient à des univers sémantiques difficilement renversables les uns dans les autres.
Voilà que se discerne mieux la nébuleuse de L’ enfant-ancêtre qui désigne :

— des particularités psychologiques et physiques très composites (allant de signes d’autisme à la phobie précoce) ;

— un rapport précis entre la présence du nouveau-venu qu’est l’enfant et celle du dernier parti qu’est le dernier mort de la famille. On trouve là un fond de théorie à rationalité traditionnelle qui boucle le temps de la génération qui vient sur celle des générations précédentes (cet axiome correspond à une logique qui suspend le temps et découpe l’ordonnance des parentés et des lignées, il ne convient pas de l’aborder avec un surplus d’imaginaire qui renverrait à des modèles propres au fantastique “ gothique ” européen)

— une disposition du groupe qui, par le prisme de l’enfant, tente de s’adresser sur le mode de sacrifice de réconciliation à l’ancêtre peut-être mal honoré qui fait ainsi retour. Le groupe, en surcodifiant les mondes auxquels appartient l’enfant, re-désigne les opérations de passage entre mort et vie, entre matrie et famille puis entre famille et lignages, entre lignages et sociétés, enfin .

— une théorie consolatrice dans des processus de deuil lorsqu’il y a succession de morts d’enfants. Bien évidemment la façon dont chaque mère adopte et fait de ses théories le matériel de construction d’un ouvrage de deuil est loin d’être identique d’une femme à une autre même si elles sont de la même culture, du même village, de la même famille, etc. Il est nécessaire, où que ce soit, de disjoindre le pattern culturel de la causalité psychique, sauf à retourner à des pratiques d’influence et de suggestions mortifères. On se rend aisément compte que le bénéfice de cette théorie qui fait des enfants morts une figure récurrente de l’enfant revenant, brise la relation duelle mère-enfant, interposant entre elle et eux la tiercité de l’ancêtre.

Nous sommes instruits par la prodigieuse habileté des cultures africaines à faire jouer, dès les premières relations de l’enfant, du manque et du symbole, et conscients de la façon dont elles disposent des stratégies de séparation et de coupure/lien. Ceci étant, on voit, que par une fidélité obstinée aux dogmes les plus éculés de la psychologie occidentale, on risque de méconnaître ce que disent les théories africaines de l’ouvert et du tiers, et, de plus large façon, on passe sous silence la façon dont est nommée et comprise, façon qui fait effraction dans les relations duelles.
Aussi, le premier et principal problème que nous pouvons rencontrer en Afrique, à propos des enfants et des adolescents stigmatisés, est celui de l’évolution pénible de la catégorie d’ enfant-ancêtre vers celle de l’enfant sorcier.
La situation problématique de ce jeune stigmatisé, dans nombre de grandes villes africaines, est, aujourd’hui, une réalité préoccupante pour les politiques de santé. Ainsi, la stigmatisation d’un enfant comme enfant sorcier, si cet enfant est errant, s’il est mal inscrit dans son périmètre d’existence, est-elle trop courante à Kinshasa, comme en attestent les travaux de J. Le Roy et d’A. N’Situ. Les repères s’affolent et les deux termes qui organisent les espaces traditionnels, l’ancêtre et le sorcier, se confondent et se condensent en une synthèse qui accable l’enfant. Une logique de l’étendue qui associe les humains et les génies se trouve télescopée avec une logique de la durée qui associe les humains et les ancêtres. Des familles désarrimées, des rivalités non médiées sont des facteurs qui impliquent des “ pannes ” dans la transmission culturelle. De plus, des partitions anciennes, propres à régir et conforter les fondations de l’espace et de la durée, s’effaçant, le groupe familial ou sociétal ne se vit plus dans le reflet du monde. La génération qui vient surgit comme antagoniste.
L’ancêtre et le génie sont alors confondus, de plus en plus fréquemment. À Kinshasa, Le Roy repère des mutations du principe d’ancestralité. A. D’Hayer, convient que les thèses « ethnopsychanalytiques » sur le sorcier ne permettent plus guère de comprendre la brutalité des émergences de ces stigmatisations d’enfants-sorciers dans cette même ville (ou ailleurs). Aujourd’hui prolifèrent autour des enfants, le plus souvent, un accroissement morbide et inquiétant des thèmes d’enfants et d’adolescents-sorciers, possédés, anthropophages. Or, l’accusation d’anthropophagie est la plus redoutable de toutes, elle peut frapper post-mortem. Chez les Bamiléké étudiés par Pradelles de Latour tout comme dans l’ex-Zaïre, à Douala tout comme à Kinshasa cette accusation est terrible et terrifiante. Pourquoi donc assistons-nous aujourd’hui à une telle variation morbide de ces thématiques de dédoublement, de possession et à propos d’enfants ? La question est très ouverte.
D’autre part, nous devons considérer comme symptomatique non seulement le fait qu’il y a de l’ancêtre dans l’enfant, mais aussi et encore du sorcier et que cette cohabitation inédite est alors le signe d’un affolement des sujets par rapport à ce qui organisait le rapport à la naissance et à la mort. Les ancêtres, rappelait A. Barry, ont une fonction continue. Ils deviennent ancêtres après leur mort et fonctionnent dans un monde qui est en reflet du monde des humains. À l’inverse les sorciers occupent une fonction discontinue. Ils font brèche et sur-individualisent celui qui les porte au risque de la folie. Un autre point encore, les églises de réveil, de salut ou de guérison pentecôtistes poussent à Pointe-Noire ou à Kinshasa comme des champignons. Et elles sont largement subventionnées par l’Etat qui les utilise grandement dans le sens d’un contrôle social. Rien de plus réactionnaire alors que ces églises qui déréalisent tout ce que la mémoire d’une ville ou d’un quartier peut conserver et transmettre de repères et de signifiants du lien à l’histoire et au politique. Ces églises sont des industries de perte de contact avec la réalité et avec les héritages du passé aptes à donner forme à la réalité. On y persuade par le biais de techniques d’hypnose des garçonnets et des adolescents d’avoir commis des crimes au sein de la famille. Les disparus sont nommés et leur trace est confisquée dans un occulte lugubre. Les enfants et adolescents n’avouent pas leurs prétendues fautes. Ils ne la déclarent pas, mais tout comme l’Œdipe de Sophocle qui n’a jamais explicitement reconnu le parricide, ils finissent, dans un crépuscule de leur conscience, à acquiescer aux accusations, par un simple hochement de leur tête, par un murmure. Sorciers les voilà dépistés. Mais de quelle sorcellerie s’agit-il ? De celle qui les fait être le véhicule d’un sorcier, esprit mort-vivant, les possédant pour assouvir leur vengeance. Le procès de l’enfant-sorcier devient alors occasion d’identifier cet esprit maléfique. Revient alors la question non du lignage mais de ce qui semble aujourd’hui impossible à tolérer de ses métissages. Pour expliquer cela il faut encore faire retour sur l’enfant ancêtre. L’enfant qualifié ainsi donne occasion de discuter avec l’ancêtre, de le séduire, ou de le réprimander, de le cajoler ou de le tancer s’il en demande trop au vivant. L’enfant-ancêtre est une figure de médiation. L’enfant-sorcier, non. L’esprit sorcier ne peut qu’être conjuré ou banni. Il n’est plus ce mixte de secourable et d’hostile qui donnait consistance à l’ancêtre présenté par l’enfant éponyme. Il n’y a pas à composer avec lui, ni à partir de lui. Or, les sorciers qui agissent par des actes supposés (et non plus par des symptômes mimiques ou thymiques) à travers le corps de l’enfant-sorcier ne sont pas choisis au hasard par ces églises de réveil. Il ne saurait être indifférent que ces sorciers appartiennent pour la plupart à cette part devenue étrangère de la famille métissée, et que les représentations identitaires closes de la néo-ethnicité moderne ne peuvent plus héberger. Et oui, ce sorcier représente la part métisse de l’origine, ce qui pouvait rester de Tutsi dans une lignée Hutu, où l’inverse. Les églises de guérison ou de réveil sont donc au service d’un fantasme et d’une politique de purification ethnique. Une lecture strictement traditionnelle se tromperait cruellement à considérer les enfants soldats comme des enfants initiés (ce que fit avec précipitation Marie-Rose Moro dans l’édition du 5 février 2007 du quotidien Libération) et à considérer que la prolifération des églises de réveil serait le signe que le pays un peu en paix reprendrait goût à perpétuer ses coutumes, ses croyances, ses transes et ses emphases spirites comme on suppose vainement que c’était le cas à la « belle époque » de la paix coloniale.
Alors, oui les enfants et adolescents sous la guerre sont bien en peine pour rentrer dans un lien social ordinaire, mais ils ne sont pas les seuls. Il en est de même des liens sociétaux en général, devenus profondément bouleversés et fragilisés. Aussi la grande difficulté, là où la silenciation du passé violemment récent est de mise, est bien, pour ces garçons et pour ces filles naguère enfants combattants et/ou victimes des guerres, de se réaffirmer comme appartenant non seulement à la communauté « ethnique » ou nationale, mais plus radicalement encore à la communauté humaine. Il nous revient d’inventer avec eux le fait que nous appartenons bien au même monde, et que ces enfants de l’actuel, à reconsidérer ici la belle expression d’Alice Cherki (2000) , sont, de facto, des adolescents voués à s’inscrire dans un futur en partage.
Or ce que montre ces brèves remarques sur des situations d’adolescence sous la guerre rencontre une configuration générale de l’adolescence. Ce moment logique de l’existence subjective, attisé par les boiteries entre le réel pulsionnel et les circonstances culturelles qui informent la pulsion, s’exprime, où que ce soit, dans des adresses à l’autre. Soit l’adulte mais en tant qu’il est non seulement le représentant du parental, mais surtout le tenant-lieu d’une instance sociale chargée de prendre en compte la souffrance de l’adolescent avec lui. Les changements brutaux de l’économie subjective groupale, culturelle dans leur rapports aux fondements mythiques de la Loi et de l’autorité, font disparaître ces figures adultes de médiation et de consolation. De sorte que ces adolescents rencontrent de plus en plus dans le réel la dimension de la mort. Mort réelle, mort objet, mort en masse et non partenaire à l’horizon d’une morose mais salutaire métaphysique reconstruction de l’identité. Alors tout semble devenir possible. C’est par la subjectivation du meurtre que l’adolescent rencontre un impossible dans son rapport à la mort. Il n’en est plus le bras armé, le fantassin fétiche et automate. Comment les sociétés délabrées, les communautés réduites à la sensitivité de la survie accueilleront-elles à leur tour cet impossible ? comment accueileraient-elles alors autour de cet impossible à s’équivaloir à la mort la génération qui vient sans la rabattre sur les plus insidieux et les plus illocalisables des spectres.

Olivier Douville, psychanalyste, est maître de conférences des universités, Laboratoire CRPM, Univesité Paris 7. Directeur de publication de Psychologie Clinique.


Références

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// Article publié le 7 novembre 2011 Pour citer cet article : Olivier Douville , « Enfants et adolescents sous la guerre : du meurtre à la mort », Revue du MAUSS permanente, 7 novembre 2011 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Enfants-et-adolescents-sous-la
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