Introduction à la science sociale – Troisième partie – Chapitre VIII

CHAPITRE VIII : NAISSANCES DE LA SOCIOLOGIE CLASSIQUE (SAINT-SIMON, MARX, TOCQUEVILLE)

Dans son ouvrage,La tradition sociologique, une des contributions importantes à l’histoire de la pensée sociologique qui n’en compte pas beaucoup, Robert Nisbet, tentant d’accréditer l’idée que l’inspiration centrale de la sociologie naîtrait de la nostalgie envers un passé révolu et de la volonté ré-actionnaire de contrebalancer les effets néfastes de la révolution, érige en initiateurs de la sociologie deux auteurs contre-révolutionnaires, Joseph de Maistre et De Bonald. Mais aucun sociologiue ne se reconnaît en eux. Et après eux ? Réactionnaire Marx ? Réactionnaire Durkheim, l’ami de Jaurès ? Réactionnaire Simmel, qui célèbre la figure de l’étranger ? La thèse a l’intérêt d’attirer l’attention sur une dimension de la sociologie, qui est en effet réactive sinon révolutionnaire. Mais ce n’est pas à la révolution française ou aux progrès de la démocratie qu’elle réagit, c’est au développement hypertrophié du capitalisme, à une mercantilisation excessive de la vie sociale, en un mot à la généralisation de l’utilitarisme. Quant à la filiation avec Bonald et Maistre qui n’ont laissé à peu près aucune trace en sociologie, elle est largement imaginaire. S’il faut chercher un point de départ à la sociologie moderne, à la sociologiestricto sensu— étant entendu qu’Aristote ou Platon sont déjà des sociologues avant la lettre, tout autant que des économistes et bien sûr des philosophes —, le mieux est encore d’en croire sur parole celui qui a le plus fait pour conférer à la sociologie son statut de discipline scientifique, Émile Durkheim. Or, pour Durkheim, qui s’inscrit dans le sillage du positivisme d’Auguste Comte, lui même ancien secrétaire et héritier spirituel de Saint-Simon, — quoiqu’en rupture avec lui -, nul doute que ce ne soit avec Saint-Simon que la possibilité d’une sociologie scientifique prend forme. À propos de l’œuvre de ce dernier, il parle ’d’un grand système, un succès sans exemple’ [Durkheim, 1968, p. 111], et il considère que ’l’événement le plus considérable de l’histoire philosophique du XIXe siècle, a été l’invention de la philosophie positive’, par Comte, mais avant lui par Saint-Simon. Entrons donc un peu dans ses raisons.

Saint-Simon (1760-1825) en Bentham français

Or, ces deux fondateurs du positivisme, Saint-Simon puis Comte — dont nous ne dirons à peu près rien ici —, sont d’abord des lecteurs assidus des économistes en général, anglais et français (Smith et Say), et de Bentham et des textes utilitaristes en particulier. Notamment dans les versions d’E. Dumont. Pierre Leroux, l’encyclopédiste et inventeur du terme socialisme, qui a un temps été saint-simonien et comprend bien la doctrine, de l’intérieur, explique très clairement comment la pensée de Saint-Simon n’est autre que celle de Bentham, mais transcendée et magnifiée par la substitution au terme vague d’utilité de celui de production [Leroux]. Saint Simon serait un Bentham français, et donc, parce que français, plus confiant que lui dans l’État et moins dans le marché. Un Bentham productiviste, cherchant dans un développement des forces productives impulsé par l’État la clé du bonheur maximum. La lecture de l’œuvre de Saint-Simon par E. Durkheim, dans son livreLe socialisme, ne dément nullement cette vision des choses. C’est elle que nous suivrons ici puisqu’elle nous permettra de nous faire une idée de la visée non seulement de Saint-Simon mais aussi de son lointain successeur et commentateur.

a) L’adhérence à l’utilitarisme.

a1) L’adhésion.L’adhésion de Claude-Henri de Saint-Simon à l’essentiel du credo utilitariste, ne fait pas l’ombre d’un doute. ’En dehors de l’intérêt particulier, écrit-il, il n’y a que celui des autres hommes qui puisse être pris comme fin de la conduite’ [Durkheim 1968, p.192/3]. Mais, comme l’observait P. Leroux, la satisfaction et la quête de l’intérêt sont immédiatement et étroitement associées à l’idéal productiviste. ’La production des choses utiles est le seul but raisonnable et positif que les sociétés humaines puissent se proposer’ [id.p. 162]. Et, ajoute-t-il, ’la société tout entière repose sur l’industrie’. De ce postulat résulte sa condamnation radicale et bien connue des classes oisives, des nobles ou de ceux ’vivant noblement’, c’est à dire à ne rien faire, des hommes politiques, des prêtres, des hommes de loi, au nom de l’apothéose des deux classes de producteurs, les industriels (dirigeants et ouvriers) et les savants. Cette dénonciation des oisifs est plus originale par sa forme littéraire, l’apologue, que par son contenu. Smith, puis Ricardo, avant Malthus et Marx, avaient déjà dénoncé le travail improductif. Mais, à la différence des économistes, Saint-Simon, socialiste, n’attend pas du seul marché le développement de la production. C’est au pouvoir politique qu’il revient d’impulser des grands travaux, de développer l’industrie publique ou l’assistance.

Ce pouvoir ne sera pas coercitif, puisqu’il s’appuiera sur l’utilité et la science et consistera en une simple ’administration des choses et non des personnes’, visant à donner à chacun selon ses besoins et à recevoir de chacun selon ses capacités. On sait la fortune que ces thèmes et ces idéaux connaîtront sous l’égide du marxisme. C’est aux savants qu’il appartient, selon Saint-Simon, de veiller à leur réalisation. Ce sont eux, en somme, qui remplissent le rôle du spectateur impartial et du marché de Smith, ou du législateur bienveillant de Bentham. Et s’ils sont ainsi placés en position d’éminence c’est parce qu’ils possèdent la philosophie positive, synthèse de tous les savoirs de l’époque, et notamment de la science de l’homme et de la société. Celle-ci, sur leur modèle, vient s’ajouter aux sciences de la nature sous la forme d’une ’physiologie sociale’ — le nom donné par Saint-Simon à ce que Comte appellera la sociologie. La politique, dès lors, devient une science d’observation. Totalement utilitariste et positive.

a2)L’objection. Jusque là, il est difficile d’isoler une spécificité sociologique de Saint-Simon tant ses thèmes sont proches de ceux des économistes. Au plan théorique, toutefois, deux inflexions importantes se font jour. D’abord à partir de l’idée, ’holiste’, que ’la société n’est point une simple agglomération d’êtres vivants dont les actions n’ont d’autre cause que l’arbitraire des volontés individuelles...la société, au contraire, est une véritable machine organisée’ [id. p. 127]. Bref, elle n’est pasa fictitious body, qui se réduirait à une somme d’individus. À quoi s’ajoute une seconde thèse qui sape tendanciellement, de l’intérieur, le langage de la naturalité des besoins et de l’utilité : celle ’qu’un système social n’est que l’application d’un système d’idées’ (id. p.118), ou encore que ’les institutions ne sont que des idées en acte (id. p119). Où l’on soupçonne une bizarrerie : le système utilitaire, qui ne parle que de besoins et de production de choses matérielles, reposerait donc en fait sur des idées ?

b) Le dépassement de l’utilitarisme.

b1) Objectivation. Le seul fait de placer la référence à l’utilité et à la production en perspective historique suffit à produire un effet d’objectivation puisque ce qui semblait d’abord naturel et toujours déjà donné apparaît désormais comme le résultat construit d’une évolution historique. Mais, inspiré par le culte du Progrès de Condorcet, le déplacement opéré peut paraître maigre, puisqu’il se borne pour l’essentiel à remplacer une vision statique des harmonies préétablies et de la main invisible par une vision dynamique, à substituer à un utilitarisme individualiste et synchronique un utilitarisme collectivisé, fonctionnalisé et plus diachronique. Saint Simon formule ainsi laLoi du Progrès. ’La nature a inspiré aux hommes a chaque époque la forme du gouvernement la plus convenable’ (id.128). Cette loi conduit vers des formes sociales toujours plus efficaces et heureuses. Observons que 150 ans plus tard, le struturo-fonctionnalisme de Talcott Parsons puis de N. Luhmann ne dira pas autre chose, au moins quant à l’efficacité. Pour Saint-Simon, c’est au cœur du Moyen Âge (XIe-XIIIe siècles), qu’il qualifie de « système militaire et théologique », que se sont libérés les deux grandes forces de progrès— ce que Marx appellera les forces productives -, la commune et la pensée positive, qui devaient donner naissance à l’industrialisme. Notre âge doit accomplir son destin et devenir industriel et positif (scientifique). Ceux qui y font obstacle, et qui ont empêché la Révolution d’aller à son terme, les légistes et les métaphysiciens doivent disparaître [p.152]. Reste à libérer le progrès, — les forces productives, diront les marxistes -en le socialisant.

b2) La symbolisation de l’utile. Mais, au-delà de cette visée politique toute laïque, se fait jour peu à peu l’idée centrale de la sociologie classique, que la société ne peut pas tenir ensemble sans une forme ou une autre de religion. Saint-Simon rédige donc unCatéchisme des industrielset publieLe Nouveau christianisme. De même, son successeur, Auguste Comte rédigera unCatéchisme positiviste. Les titres disent assez la préoccupation. Certes, il est impératif de substituer la science positive à la religion traditionnelle. Certes, encore, le but de cette religion, est en apparence tout prosaïque : ’procurer à l’espèce humaine le plus haut degré de félicité qu’elle puisse atteindre’ [Durkheim, p. 217]. Mais, en vieillissant Saint-Simon insistera de plus en plus sur la thématique religieuse, écrivant que ’tout ordre politique est avant tout un ordre religieux’, [id. p.254]. Tant et si bien qu’au bout du compte il s’agira moins de substituer la science à la religion que de faire de la science positive la véritable religion nouvelle, le nouveau christianisme. C’est d’ailleurs sur cet objectif, qui peu à peu l’emportera sur tous les autres, que la secte des saint-simoniens achoppera, tiraillée entre un premier héritier, Bazard (Saint-Amand, 1791-1832), champion de l’amour universel, et le second, Enfantin (Barthélémy Prosper, 1796-1864), qui tirera vers l’apologie de l’amour libre et de la prostitution sacrée.

Conclusion (Durkheim sur Saint-Simon)

Il a paru nécessaire de s’arrêter avec quelques détails sur la doctrine de Saint-Simon qui contient déjà, parfaitement formés, tout un ensemble de thèmes qu’on retrouvera dans la sociologie ultérieure, de Marx à Parsons, et également dans le débat politique central propre aux sociétés modernes. Il vaut également la peine d’observer que Durkheim se déclare en parfait accord avec la totalité de la doctrine — et donc sur son utilitarisme industrialiste -, à une seule réserve près, mais importante. À Saint-Simon, il reproche de ne pas avoir vu que ’quand on part de cet axiome qu’il n’y a que des intérêts économiques, on est le prisonnier de ceux-ci et on ne peut plus les dépasser’ [p.26O]. Plus précisément, les besoins, ajoute-t-il ’ne peuvent être comblés que s’ils sont limités’ [p.224] et, pour cela, il est nécessaire qu’ils soient ’subordonnés à quelque fin qui les dépasse [p.226]. Il faut donc, conclut Durkheim, reprendre St Simon et ’chercher par la science quels sont les freins moraux qui peuvent réglementer la vie économique et, par cette réglementation, contenir les égoïsmes et, par conséquent, satisfaire les besoins ’[p.267].

Marx en utilitariste allemand anti-utilitariste

À la suite d’un certain nombre d’auteurs [Gurvitch, Ansart], nous avons insisté, discrètement, sur l’existence, d’ailleurs évidente, d’une importante continuité de Saint-Simon à Marx. Le premier pouvait être interprété comme un Bentham français, traduisantutilité et bonheur en impératif de production et l’harmonisation marchande des intérêts en une harmonisation effectuée par l’État. Le second pourrait être vu comme un Saint-Simon inversant au sein de la classe saint-simonienne des industriels, la hiérarchie de dignité entre patrons et ouvriers. Ou encore, comme un utilitariste productiviste dialectique, superposant au schéma de l’harmonisation naturelle et artificielle des intérêts — au schéma fonctionnaliste, si on préfère —, une thématique de la contradiction et du conflit (de la désharmonistaion artificielle et naturelle, en un sens). Mais ceci afin de faire apparaître la perspective d’un consensus absolu et d’une une harmonisation ultime plus grande et plus spontanée.

a) L’adhérence à l’utilitarisme.

a1) La relation d’objection.Ce qui saute pourtant aux yeux chez Marx, de prime abord, c’est une virulente hostilité à l’utilitarisme et tout particulièrement à Bentham. À la fin de la deuxième section du Livre I du Capital, il explique que si on en reste à la surface des choses, alors l’échange entre force de travail et salaire, le cœur de la relation capitaliste, semble être ’un véritable Éden des droits de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham’ (Marx, 1969, p.726). ’Bentham, car pour chacun d’eux il ne s’agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence est celle de leur égoïsme, de leurs profits particuliers et de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre’ , etc. On retrouve ici les échos de la critique du monadisme utilitariste développée dans un texte de jeunesse,La question juive, dans lequel Marx critiquait les droits de l’homme assimilés à une philosophie utilitariste bornée : ’Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme en tant que membre de la société bourgeoise,i.e.un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé’ [ p. 39].

Vis à vis de Bentham, Marx est à a fois féroce et injuste. Féroce : ’Il (Bentham) pose comme homme type le petit bourgeois moderne, l’épicier, et spécialement l’épicier anglais. Tout ce qui va à ce drôle d’homme modèle est déclaré utile en soi et par soi.....C’est la sottise bourgeoise poussée jusqu’au génie’ [Marx, 1969, p.1118]. Mais injuste parce que les préoccupations de Bentham sont bien souvent celles de Marx. La manière dont Bentham démonte les rhétoriques politiciennes, dans sonManuel des sophismes politiquesest une brillante anticipation des analyses marxistes de l’idéologie. Et d’ailleurs, en plus détaillé et en plus précis. Et en plus radical, bien souvent. La charge est d’autant plus injuste que Bentham est lui aussi un critique déclaré de ce qu’il considère comme la fiction métaphysique des droits de l’homme. Retenons simplement, pour l’instant, que, sous le chef d’utilitarisme, exactement comme Durkheim bien plus tard, ce que Marx critique c’est l’individualisme méthodologique. D’où il résulte entre autres qu’il est assez paradoxal de vouloir fonder un marxisme analytique individualiste méthodologique, comme l’espèrent nombre de marxistes anglo-saxons [Elster, 1989, Romer etc.].

La critique de l’utilitarisme devient en un sens plus profonde lorsqu’elle se fait dénonciation non seulement de l’égoïsme mais aussi de l’aliénation et de la réification par la marchandisation générale et par l’argent. C’est ainsi que lesManuscrits économico-philosophiques, dits de 1844, montraient et déploraient que sous le règne de la marchandise tout ce qui est profondément humain et fait sens, soit transformé en marchandise et, au bout du compte en argent, devenu l’équivalent général et le substitut universel de toutes les vertus et de toutes les qualités. Or cette critique touche, elle, au coeur de l’utilitarisme. Elle est en effet critique à la fois de l’instrumentalisation généralisée et de ce qui la rend possible : la transformation de toutes choses en argent. Bentham, nous l’avons dit, considérait que comme les plaisirs et les peines sont en fait immesurables, il faut prendre la quantité de monnaie qu’on est prêt à échanger contre eux comme leur meilleure approximation. Or, iloubliait de préciser que pour que la monnaie puisse en effet remplir ce rôle d’équivalent général, il faut que tout soit achetable, et donc vendable, et que ce seul fait est intrinsèquement problématique. L’utilitarisme se révèle ainsi contraire selon Marx à ce que, dans ses textes de jeunesse, il appelait l’être générique (Gattungswesen) de l’homme. Opposé à l’essence de la socialité humaine.

  • De plus, et le point est ici archi connu, tout l’effort de Marx économiste, ou, si l’on préfère, critique de l’économie politique, sera de montrer que le système économique fondé sur les présupposés du libéralisme utilitariste, le capitalisme, ne marche pas. Que l’espoir d’une harmonisation naturelle des intérêts par la main invisible est un leurre, que doivent venir cruellement démentir les crises périodiques de surproduction, la paupérisation absolue et relative des prolétaires, la concentration et la centralisation du capital, et, pour finir, cette baisse tendancielle du taux de profit dont il juge évident que le système capitaliste, un jour ou l’autre ne pourra pas se relever. En un mot, aux yeux de Marx l’utilitarisme est coextensif au capitalisme dont il devient l’idéologie par excellence. L’utilitarisme est donc pour lui le vecteur privilégié de l’exploitation, de l’aliénation et de la réification.

a2) La dépendance de l’utilitarisme.

Toutefois, cette véhémence cache mal une forte dépendance des leitmotiven utilitaristes. Celle-ci se révèle d’abord dans un véritable culte de la production, hérité de Saint-Simon chez qui il fonctionnait comme une traduction directe du culte de l’utile. À en rester à la vulgate du matérialisme historique, tout dans l’histoire et dans la société se réduit à la production - matérielle de surcroît —, rien n’existe sinon des modes de production (matérielle) travaillés par la dialectique incessante des rapports de production et des forces productives.

De même, on ne peut que relever la grande ambiguïté de la critique de l’économie politique qui aura occupé la plus grande part de la vie et du travail de Marx. Plus la critique se déploie et se raffine, plus elle accrédite l’idée du réalisme de la science économique. Pourquoi, autrement, se donner tant de peine à la critiquer ? Tout se passe comme si le but était de produire une économie politique encore plus scientifique, en vue de produire encore plus de richesses. La vraie richesse enfin trouvée. Même la critique de l’exploitation ne sort pas vraiment du cadre utilitarisme. Elle fait seulement valoir que le problème du plus grand bonheur du plus grand nombre ne peut pas être valablement posé en dehors de la question de sa répartition. Or le benthamisme lui aussi, autorisait un grand radicalisme, et d’ailleurs la critique marxiste avait été déjà largement anticipée par des auteurs de la tradition utilitaire.

Plus généralement, la revendication d’un matérialisme historique légitime d’entrée de jeu l’idée de la naturalité de la figure de l’Homo ɶconomicus.— que pourtant elle prétend ruiner -, puisqu’elle prend pour postulat central la thèse que seuls les intérêts matériels mènent le monde. Comme l’utilitarisme libéral, il affirme donc que l’économique, l’infrastructure, est le seul réel, et le reste, la superstructure, un simple reflet épiphénoménal. C’est ce qu’expose le célèbreAvant propos à la Critique de l’économie politique(1859) : La ’structure économique de la société ’ y est présentée comme’ la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à qui répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuel’ [1969, p. 271] etc.

Marx semble donc partager l’idée parfaitement bourgeoise qu’au fond seules comptent les choses matérielles et l’économique — l’intérêt égoïste donc -, et que le reste n’est qu’illusion. Voilà qui pose un sérieux problème à la dimension révolutionnaire du marxisme. Car comment pourrait-on envisager de se libérer du capitalisme, de l’économie et de l’utilitarisme si l’économie et l’utilité constituent les seules réalités vraies ? Dans lecadre d’un tel système de pensée, l’espérance révolutionnaire ne peut se faire jour que dans l’exacte mesure où l’ombre d’un doute s’introduit sur la réalité de la réalité et sur sa naturalité.

b) Le dépassement de l’utilitarisme.

b1) L’objectivation.Comme chez Saint-Simon et chez le maître de Marx, Hegel, le dépassement de l’utilitarisme bourgeois s’amorce par sa mise en perspective historique. La trop célèbre thèse de la succession des modes de production — communisme primitif, esclavagisme, féodalisme, capitalisme, socialisme —, véritable théodicée marxiste canonisée par Staline, suggère que le règne du capitalisme, baigné dans ’les eaux glacées du calcul égoïste’ [Marx, 1969 b] n’est pas éternel. Il a eu un commencement, il connaîtra sa fin. Mais quel commencement ? quelle fin ? Si dès le début de l’histoire règne la loi de la valeur, si partout les intérêts matériels commandent, on aura beau changer de mode de production, seule changera la forme de la subordination à la nécessité matérielle et à la domination de classe qui la cristallise et l’exprime. Si la prophétie marxiste a tant parlé, aux intellectuels comme aux masses, c’est parce qu’elle est en fait double. Radicalement utilitariste d’une part, radicalement anti-utilitariste de l’autre. Sa représentation de l’histoire est celle qui met en scène l’affrontement entre deux types d’homme, l’homme économique et son contraire, qui lui-même est double : homme à la fois profondément social, commmunautaire d’une part, homme absolument libre et individué de l’autre. Où l’on espère, bien sûr, la victoire finale de bons sur les méchants.

b2) La symbolisation. Nous avons simplifié. Excessivement. Le marxisme ne séduirait pas une seconde s’il se réduisait en effet à cette mécanique d’intérêts matériels et au mille et unième récit de la lutte des gentils contre les mauvais. Toute sa puissance lui vient en fait de l’idée, à la fois latente et omniprésente, que derrière ce monde économique marchand, d’apparence toute prosaïque, se cachent de toutes puissantes forces religieuses et métaphysiques. La marchandise et sa valeur d’échange sont pleines de ’subtilités métaphysiques’. La valeur de la force de travail est indéterminable, comme les besoins, si on n’y fait pas entrer un ’élément moral’. Plus que dans le ’réel’ des intérêts économiques, c’est dans le monde de l’idéologie et de la fausse conscience que les hommes vivent en fait. Et, plus précisément enfin, le monde de l’économie marchande ne pourrait pas fonctionner un seul instant si tous les agents n’y étaient en proie à ce ’fétichisme de a marchandise’, par lequel ’un rapport social déterminé des hommes entre eux...revêt pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux’ [1969 a, p.606). Au cœur du réel le plus réel, le marché, le capitalisme, Marx découvre que rien ne fonctionne autrement que par la croyance et que celle-ci est d’ordre religieux. Le terme même de fétichisme — une variété d’animisme - l’atteste. Au bout du compte, l’utilitarisme est vu comme une religion, le volet religieux théorique de la religion pratique que constitue le système du marché. Le matérialisme se retourne soudain en une théorie de la force des idées les plus spiritualistes sur les cerveaux humains. [1]

Conclusion. Mais il ne le sait pas, et reste donc un matérialisme boiteux. Qui enferme Marx dans les limites de l’idéologie utilitariste dont il fait pourtant son pire ennemi.La richesse de Marx tient à ses contradictions. Rien d’étonnant, somme toute, pour un penseur de la contradiction. Mais elles restent trop insolubles. On ne saurait sortir de l’utilitarisme en lui accordant l’essentiel ; ni sortir d’une société fondée sur le travail et l’aliénation des travailleurs par le travail, au nom de la libération par le travail et la production. Et surtout, comme chez Saint-Simon, ce qui reste entièrement à penser c’est le statut de la découverte de la dimension religieuse constitutive de la réalité sociale.

Tocqueville (1805-1859) en aristocrate bourgeois français saisi par l’Amérique

Alexis de Tocqueville qui, comme Auguste Comte, entretiendra une longue correspondance avec John Stuart Mill, l’héritier spirituel — d’ailleurs très infidèle - de Bentham, connaît parfaitement tout ce qu’il est possible de savoir en son temps de la doctrine utilitaire. Si, très jeune, il se rend en Amérique et écrit à la suite de son voyage le premier tome deLa démocratie en Amérique, qui lui apporte aussitôt la gloire, c’est délibérément en vue de voir de ses yeux à quoi ressemble la société qui lui paraît être la plus proche de l’idéal utilitariste. L’Angleterre incarnait aux yeux de Marx l’apogée du capitalisme. L’Amérique représente à ceux de Tocqueville la quintessence de l’utilitarisme.

a)L’adhérence à l’utilitarisme. Adhésion et objection.De tous les auteurs de la tradition sociologique, il est en un sens celui qui s’oppose le moins à l’utilitarisme. Quoi qu’il heurte de front son propre idéal aristocratique, Tocqueville est celui qui en voit et en dit le mieux la grandeur. C’est qu’il aura eu la force rare de savoir s’extraire des limites de sa classe d’origine et de convenir que l’idéal de la liberté aristocratique ne pouvait valoir que pour le petit nombre, la petite société. À l’échelle des grands nombres, seul l’utilitarisme préserve ce qui peut être sauvé des aspirations à la liberté en se liant intimement à la démocratie. Par quoi Tocqueville entend non pas une forme constitutionnelle mais l’état des sociétés dans lesquelles règne l’aspiration générale à l’égalité des conditions et la certitude que, par delà les différences de fortune et de position, il existe entre les hommes une ’égalité imaginaire’ qui les fait se sentir profondément identiques les uns aux autres. Rien ne peut s’opposer à cette demande générale d’égalité qui balaie sur son passage tout ce qui subsiste de l’Ancien régime. Assurément, la démocratie est grosse de despotismes possibles, puisque pour s’assurer qu’aucun ne puisse prendre le pas sur personne, la tentation est générale de confier toute la puissance de la société à un État tutélaire. Mais il est vain de prétendre faire marche arrière. Seule l’adhésion à la démocratie et à l’utilitarisme est susceptible de prévenir leur probable perversion. À leurs défauts, il n’est pas d’autre remède qu’eux-mêmes.

b) Le dépassement. b1) objectivation. Le tome II deLa démocratie en Amériqueprésente l’étude la plus systématique et la plus axiomatisée qui soit d’une société fondée sur la poursuite générale du seul intérêt matériel. De cette seule prémisse, Tocqueville déduit l’ensemble des traits de la société américaine, et la forme spécifique qu’elle revêt dans tous les domaines : science, art, littérature, mɶurs, politique etc. Mais le travail d’objectivation entrepris par Tocqueville est d’une profondeur exceptionnelle parce qu’il se déroule sur deux plans, à la fois distincts et articulés. D’une part, comme Marx mais d’une toute autre manière, il montre à la fois l’historicité et la systématicité de la passion de l’intérêt matériel. Mais, d’autre part, il la rapporte à une passion plus fondamentale, la passion de l’égalité, dont l’intérêt matériel n’apparaît plus du coup que comme la face visible et presque passive. On trouve ainsi chez Tocqueville une double axiomatique : de l’intérêt et de l’égalité. Et même peut-être une axiomatique triple, car, on doit se demander si dans le tableau qu’il nous donneet qui insiste sur la puissance de la revendication des modernes à être des individus à la fois intéressés et égaux, ce n’est pas la revendication de l’individualité en tant que telle qui domine. Derrière l’intérêt, l’égalité, et derrière l’égalité, l’individualité ?

Plus encore que Marx ou Saint-Simon, Tocqueville relève la force du phénomène religieux. Si rien ne peut arrêter la pulsion démocratique, c’est parce qu’elle revêt tous les caractères d’un ’fait providentiel’. Les liens entre religion et utilitarisme, à le lire, apparaissent doubles. De co-extensivité et d’engendrement. Au sein de la société utilitariste, qui en principe confine chaque individu dans sa propre sphère d’existence, étroite, la religion est nécessaire pour faire tenir le tout. À y bien regarder, les Américains ne peuvent se permettre d’être utilitaristes, et de s’abandonner à la passion de l’intérêt matériel que parce qu’ils sont en fait profondément religieux. C’est pour cette raison que, bizarrement, chez eux ’le matérialisme n’existe pour ainsi dire pas, quoique la passion du bien être matériel soit générale’[Tocqueville II, p.145]. Encore un effet de la loi de la perdifférenciation ? Mais, inversement, on pourrait soutenir que les Américains ne sont utilitaristes que pour autant qu’ils sont religieux. Que l’utilitarisme et l’amour de l’égalité constituent l’aboutissement logique et naturel du christianisme. C’est d’ailleurs pour cette raison que Tocqueville, croyant, accepte l’utilitarisme qu’il n’aime pas. Contre sa classe, mais au nom de sa religion [2].

Conclusion.Avec Tocqueville on voit s’esquisser deux questionnements originaux. Non pas seulement la question, énorme mais étroite, des rapports entre protestantisme et utilitarisme — qui sera celle de Max Weber -, ou la question, plus générale, des rapports entre religion et société — qui sera celle de Durkheim -, mais celle, tout d’abord, des liens entre le christianisme et l’aspiration à l’égalité, et celle, enfin, du rapport qu’entretient cette même aspiration à l’égalité avec l’émergence et la venue sur le devant de la scène des classes moyennes [Gouldner1989]. Dans cette perspective, l’utilitarisme moderne apparaît à la croisée de deux trajectoires : il se constitue à une certaine période historique du christianisme, qui rencontre et accompagne l’émancipation historique des classes moyennes. Celles que Marx rangeait sous la rubrique de la bourgeoisie.

// Article publié le 22 mai 2017 Pour citer cet article : Alain Caillé , « Introduction à la science sociale – Troisième partie – Chapitre VIII », Revue du MAUSS permanente, 22 mai 2017 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?CHAPITRE-VIII-NAISSANCES-DE-LA
Notes

[12015. C’est cette dimension du marxisme sur laquelle mettent l’accent depuis une vingtaine d’années l’école dite de critique de la valeur (Robert Kurz, Anselm Jappe) ou un Moishe Postone. Mais cette interprétation du marxisme qui prend largement appui sur un texte non publié du vivant de Marx,Les fondements d’une critique de l’économie politique(lesGrundrisse), peine à trouver sa pleine puissance puisque se bornant à critiquer le règne de la valeur elle ne va pas jusqu’à s’interroger sur la dimension religieuse de celle-ci. Mais il faut pour cela s’affranchir du marxisme.

[22015. Sur les liens étranges et, profonds entre le matérialisme et la religiosité des Américains, on lira le livre de Stephen Kalberg,L’éthique protestante et l’esprit de la démocratie américaine, Le Bord de l’eau/ Bibliothèque du MAUSS, Lormont, 2014. A compléter, pour bien comprendre le sens du puritanisme américain par Pierre Prades,De la sainteté à la santé, Le Bord de l’eau/ Bibliothèque du MAUSS, Lormont, 2014.

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